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Soeuf Elbadawi, auteur et artiste “Naritsange, ngeritsangiwa”

Soeuf Elbadawi, auteur et artiste “Naritsange, ngeritsangiwa”

Culture | -   Nassila Ben Ali

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Interview. 2018 a été une belle année pour Soeuf Elbadawi. Réédition de son livre Un poème pour ma mère une rose entre les dents, chez Komedit, reprise de son précédent spectacle, Obsessions de lune idumbio IV en France et en Tchéquie, tournée de son groupe musical Mwezi WaQ., lancement d’un magazine culturel (Mwezi Mag) avec AB Aviation, enregistrement du premier album de l’ensemble soufi des Lyaman, signature d’un accord avec la mairie de Moroni pour la création d’un espace culturel sur dix ans et programmation de sa dernière création, Obsession(s), au festival des Théâtrales Charles Dullin dans le Val de Marne, en France, après deux résidences menées à la Chapelle des Villeneuve Les Avignon, pour l’une, et au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry, pour l’autre. Entretien avec l’auteur et l’artiste sur les enjeux culturels du moment aux Comores.

 


Lors d’une conférence-débat, organisée au Cndrs, dans le cadre du festival Ntso Uzine, des artistes ont pointé du doigt l’absence de politique culturelle au niveau national…


 

Je trouve la démarche intéressante, mais pas suffisante. Il ne suffit plus d’indexer l’Etat pour avoir raison de nos manques. L’archipel traverse un certain nombre de crises, dont la principale, à mon avis, se situe au niveau culturel. Il n’y a pas que les Etats et leur incurie, que ce soit dans l’Union ou dans la partie occupée de l’archipel, qui sont concernés. Nous-mêmes, artistes, ne savons plus où nous situer. Le temps est peut-être venu de tout remettre à plat. De requestionner le bien-fondé de ce que nous faisons.

 


Les artistes se sont plaints auprès de la directrice nationale de la culture de ne pas être aidés…


 

… Il y en a à qui vous donneriez tout l’or du monde, sans qu’il sache quoi en faire. Je refuse, donc, de jeter la pierre à qui que ce soit, même si j’ai eu à le faire par le passé. Nous pensons avoir des droits, je le comprends. Mais nous ne sommes pas le seul pays au monde où la direction de la culture brille par son incapacité à impulser des dynamiques porteuses d’avenir. Une vraie question à mon sens consiste à déterminer ce à quoi nous servons, nous, les acteurs culturels. Les choses changeront peut-être le jour où on répondra à cette question de façon intelligible. Les Comoriens disent tsanga nge utsangiwa. Cette parole nous amène à questionner notre rôle dans cette société.

 


Pensez-vous, comme certains de vos pairs, que la culture est instrumentalisée?


 

Par qui? Lors d’une précédente édition du Festival des arts contemporains (Facc), le doyen des historiens, Damir Ben Ali, rappelait cette parole d’un ministre autrichien, affirmant que c’est celui qui paie l’orchestre qui choisit le répertoire. Les seuls à véritablement payer pour la culture dans ce pays le font rarement par amour, et c’est compréhensible.

Lorsque la coopération ou un ministère donne quelques moyens à des artistes, c’est par souci d’image et d’ouverture. Il arrive que certains artistes fassent semblant de ne pas comprendre ce qui est en jeu, comme ceux qui répondent qu’ils ne font pas de politique ou qui cherchent à cracher dans la soupe. Mais je crois que personne n’est dupe. La relation entre les artistes et ceux qui les aident est toujours minée. Le truc, c’est de savoir où l’on fixe les limites. Il faut aussi s’interroger sur ce qu’on ne peut donner. La dignité de soi en fait partie. Et puis il y a ceux qui font passer leurs erreurs, au nom de la culture. Ils sont un certain nombre à utiliser la culture comme paravent.

 


Le nombre de festivals dans le secteur de la culture augmente. Facc, Ciff, Ntso Uzine, Salon du livre, Gombesa... Est-ce une bonne nouvelle?


 

Les Anciens disent que windji wa mapvindo tsiwindji wa nazi. Les festivals sont ces moments essentiels, où l’on célèbre le vivant d’une culture. Encore faut-il que l’on ait assez de contenus pour honorer leurs programmes. Où en est la création comorienne, aujourd’hui? A-t-on formé, encadré, organisé les expressions artistiques, de manière à pouvoir se distinguer durant ces festivals?

J’en doute, et j’invite les acteurs culturels, œuvrant au service de ces rendez-vous, à réfléchir à la manière de réinventer nos imaginaires.

Nous avons un legs, d’une richesse incroyable, mais nous manquons d’une perspective susceptible de transformer cet héritage. Quand je parle de perspective, je pense à la formation, à la production, à la diffusion, à la promotion. Il nous faut un regard neuf sur nos expressions, un langage nouveau, des manières d’être différentes, en ce domaine. Sans cela, nous risquons de nous retrouver face à des « festi-veaux ». Ce qui est loin d’être le projet de tous ces nouveaux promoteurs de la scène culturelle comorienne.


Les accords de Florence sont passés au parlement, le projet de loi sur le droit d’auteur serait en examen. Quels seraient les avantages pour les artistes par rapport à l’adoption de ces deux textes?


Qui a signé quoi? Les concernés sont-ils vraiment au courant de ce dont vous parlez? Ce n’est pas mon impression. Et puis une loi peut passer, mais si aucune mesure d’application ne l’accompagne, on sait comment ça finit.

Vous parlez d’avantages et je préfère répondre, en interrogeant notre propre capacité à comprendre ce que sont ces accords de Florence ou le droit d’auteur.

Je crois qu’on ne laisserait pas l’Etat se débrouiller seul avec ces dossiers, si nous, les créateurs, avions compris ce que cela représentait, véritablement.

 


Après votre expulsion de l’Alliance française, vous avez mis le Muzdalifa House en place. Pouvez-vous nous parler de cette expérience?


 

Un hors-série d’Africultures, intitulé «La culture à mains nues», raconte les tenants et les aboutissants de cette aventure. Le Muzdalifa était une expérimentation. Nous l’avions créé pour une durée de sept ans (2009-2016), avec plein de concepts issus du patrimoine. C’était un outil fabuleux, grâce auquel nous avons tenté plein de possibles. Des artistes, des disques, des livres, des spectacles, des ateliers d’écriture ou encore des journaux sont sortis du Muzdalifa House. Certains projets ont réussi à passer le cap du public comorien. D’autres sont demeurés inachevés ou ont simplement échoué.

Dans tous les cas, on pourrait s’en enorgueillir. Avec le Muzdalifa House, devenu à présent un label de promotion, nous avons démontré que ce n’est pas le manque d’argent qui fossilise la création comorienne, mais l’absence d’idées nouvelles, et d’audace.

 


Vous êtes en tournée en France pour le spectacle Obsession(s). Qu’est-ce qu’il représente pour vous?


 

Ce spectacle a été une occasion pour moi de replacer l’histoire des Comores dans une perspective plus large. C’est un objet qui interroge l’humanité à partir de ces îles.

Nous étions huit sur le plateau, dont quatre comoriens. Les quatre autres étaient martiniquais, québécois et français. Un team international, rassemblée pour questionner le (dé)colonial.

En coulisse, il y avait également une équipe franco-québécoise. Programmé au festival des Théâtrales Charles Dullin dans le Val de Marne, le spectacle a été bien reçu. Soutenu et coproduit par des institutions françaises, il traduit l’intérêt que peuvent avoir nos imaginaires à l’étranger. Nous reprenons ce même spectacle à l’affiche du Tarmac à Paris en avril 2019, et espérons le tourner par la suite.

Je crois que c’est une bonne nouvelle pour la scène comorienne que d’être appréciée ailleurs. Si nde kina, comme on dit. Et ce spectacle a été une occasion de faire entendre l’ensemble soufi des Lyaman, que je produis pour le label parisien Buda Musique.

 


Un collectif d’artistes, dont vous-même, avait commis un manifeste (Nde mbwana), il y a quelques semaines. Qu’en est-il?


 

Ce manifeste a pour objet de rappeler qu’il appartient aux concernés (artistes, poètes, intellectuels et autres professionnels de la culture) de bâtir la scène comorienne de demain.

Il nous appartient de fixer le cadre et les enjeux à venir, de défendre nos intérêts au mieux. Nous sommes seuls à les comprendre, pour l’instant. A nous de les partager avec nos compatriotes et d’imposer la marche à suivre, à moins de vouloir continuer à mendier notre existence, en se partageant les miettes d’une réalité culturelle atrophiée. Nous avons décidé, avec quelqu’un comme Eliasse ou Cheikh MC, de relever ce défi.

Mais peut-être qu’on n’y arrivera pas. Qui sait? Les bouffeurs de rêves sont nombreux dans cet archipel. C’est ce qui justifie leurs incapacités.

 

Propos recueillis par Nassila Ben Ali

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