Le blues des sourds-muets…Une l’histoire particulière derrière ce titre ?
Une histoire simple en réalité. Vous connaissez peut-être la fable des trois singes ? Tsakia, tsarongoa… Sauf qu’ici le troisième singe voit ce qui se passe, mais se tait volontiers. Pour dire que ce que l’on nous fait subir dans ce pays, on le sait, mais on joue volontairement aux taiseux. Ce qui nous met dans des états impossibles. Eukozo nguno, sha nguwono. Il se passe des choses incroyables dans ce pays, et à force de taire ce qui arrive, on finit par faire croire que nous n’en sommes pas conscients Je crois pour ma part que c’est faux, mais que cultiver le silence traduit bien nos limites face à l’adversité.
Un shikomori sur lequel il faut creuser les méninges dans un opus qui parle en grande partie pour le comorien d’en bas ?
Je puise dans le shinduwantsi. On dit que plus c’est obscur, mieux c’est. Il faut creuser à même la parole pour comprendre ce qui se dit. C’est une tradition d’écriture bien comorienne. Je ne fais que m’en inspirer. C’est aussi une parole du peuple, qui fait remonter les maux de l’arrière-pays, de manière posée, sans chercher à être frontal. On y parle de façon biaisée. Et les Comoriens comprennent assez bien cette langue.
Cet album est pour un public bien défini ?
Cet album s’adresse à tous les « miens », à tous ceux qui partagent la même folie que j’ai pour ces îles. Il y a ceux qui comprendront le message dans la langue choisie et ceux qui en saisiront seulement la musique. L’album s’adresse à la fois à notre public d’ici et d’Ailleurs. Il y en a pour tous les goûts, mais c’est un voyage à travers ce qui ronge et qui nous empêche de vivre en ce monde. Pour dire que nous, Comoriens, sommes debout, malgré tout.
Le blues des sourds-muets sonne comme une révolte ? Contre l’ancien colon, les pouvoirs comoriens…
Peut-on être comorien et ne pas évoquer la fabrique coloniale ? Je n’ai besoin d’aucun dessin, pour dire que nous n’en sommes toujours pas sortis. Je questionne également le pouvoir, parce qu’il continue à s’exercer avec mépris, contre le peuple que nous représentons, alors que nous pensions les sultanats défaits depuis longtemps. C’est surtout un album qui résonne comme une forme de résistance à la défection collective.
Encore et encore la question de Mayotte…?
J’ai une chanson en réponse à cette question. Mayotte est devenue une sorte de vache à lait, aussi bien pour les étrangers (les expatriés européens, notamment) que pour les natifs de cet archipel. On s’y rend tous, en oubliant ce qui nous fonde. « Ngayo ha ngayo/ ngarendo Maore/ eshungu shindja shonga/ wambo ndo wazee… » Alors même que c’est ce qui explique l’effondrement de nos utopies. Maore signale notre épuisement à tous. Il signifie notre lente déshumanisation. Reste à savoir où cela va nous conduire au final ? Où cela va se terminer ? Il y a quelque chose de l’ordre du renoncement dans notre rapport actuel à Mayotte, alors même que notre vie toute entière en dépend.
Vous avez fait des reprises des années 80, qui reflètent toujours l’asphyxie du comorien en 2O23. Trouvez-vous que les artistes comoriens s’adressent à des sourds autour d’eux ?
Le poète parle à des sourds, mais qui ont la conscience pleine. Les Comoriens comprennent, mais se taisent. Il y a de la rancœur, du ressentiment, de la souffrance et de l’amertume dans nos vies. Difficile de penser que cela va bien se terminer.
Pourquoi le choix de ces reprises en particulier ?
Nos poètes ont toujours trouvé les mots justes pour nommer les maux de ce pays. On voudrait faire croire que ce pays n’a pas de mémoire. Alors que Boul ou Ali Affandi ont su mieux que personne sonder son âme et le raconter. Il faut aussi écouter la parole de Baco sur Hale, pour savoir comment le conquérant nous a dérobé cet archipel. Ces reprises rappellent bien qu’avant moi, il y en eut d’autres pour dire ce qui ronge.
Saz, violoncelle, balafon, soprano sur du nkandza, du garasese, du twarab ou du mgodro. Des instruments dont la majeure partie n’a pas souvent été présente dans la musique produite de l’archipel. Peut-on parler d’une révolution musicale ?
Je ne parlerais pas de révolution, mais d’écoute et de partage avec des interprètes qui sont aussi grands que nos histoires. Je crois que notre façon de jouer rappelle que nos musiques peuvent converser avec le vaste monde. Elles peuvent s’écouter dans toutes les langues. Le reste n’est qu’une question de partitions. Notre mémoire musicale nous permet d’aller partout où le besoin se ressent, tout en restant ancré dans l’archipel. Nos aïeux sont venus de partout. Nous pouvons retrouver leurs traces, en restituant ce qui nous a construit de manière intelligente. Les musiciens de de ce dernier opus Mwezi WaQ. viennent de partout, eux aussi. De la Guyane, de la France, du Cameroun, du Sénégal. Leur savoir-faire apporte de l’air frais à ce répertoire et démontrent que l’histoire – la nôtre – se prolonge dans le temps. Fabrice, Cédric, William, Clémence, Valérie sont par ailleurs contents d’être là, je crois, pour poursuivre l’aventure.
Sur certains titres, on a laissé l’impression que vous laissez place à la seule musique…
La musique est une parole en soi. Elle dit exprime même mieux ce que nous ressentons. Je pense que j’aurais dû laisser encore plus de musiques s’exprimer, instrumentalement. Mais la tradition comorienne veut que le verbe contraigne toujours le son, là où les mélodies suffiraient à dire ce qui ronge.
C’est fait ! Le blues des sourds-muets est là ? La suite ?
Les concerts, le live, la joie de retrouver un public. On a eu notre première sortie en concert au festival Africolor, en décembre. On s’y remet en mars, à Anis Gras, en région parisienne. En mai, nous serons en Corrèze, à Uzerche, puis à Marseille, dans les Bouches du Rhône. Doucement, les choses avancent. Nous prévoyons la sortie de deux clips d’ici le mois d’août. Et nous espérons rejoindre la ronde des festivals à partir du mois de septembre 2023. Pour les Comores, on verra si la chance nous sourit. Pour l’heur, nous évoluons en France et sommes contents de ce qui nous arrive.