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Spectacle / Les Comores sur scène en France pour parler du «ventre colonial»

Spectacle / Les Comores sur scène en France pour parler du «ventre colonial»

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“Le  spectacle questionne le rapport au colonial. Sept personnes sur un plateau kaléidoscope, une galerie de personnages aussi débridés les uns que les autres, un dialogue entre des mondes détricotés. Un conteur se penchant sur la geste des indiens karib décimés, un manipulateur d’objets contant la pénétration coloniale vue depuis le Nord, un poisson réchappé du crétacé causant de la tragédie des hommes, un fou de Moroni s’affirmant bâtard de la colonie sous une pluie de sable et de roses, des mystiques soufis campant la geste d’un peuple acculé au renoncement, une femme dansant avec les mots pour un fauteuil”.

 

Assis en bout de table, dans un café, rue de Bagnolet, Soeuf Elbadawi joue à être parisien. Un serveur s’arrête : «Alors, l’artiste? Même chose?». Il opine du chef et explique : «C’est mon deuxième bureau. J’y viens depuis plus de dix ans». Il y a une heure qu’on est là, assis. Une heure à parler de son dernier spectacle, Obsession(s).
Un objet éclaté en autant de fragments que de possibilités de langage. Qui participe de la volonté de contribuer au débat sur le (dé)colonial, en rappelant la difficulté qu’il y a à penser le présent avec de vieux concepts forgés dans le déni. Un théâtre fragmentaire, qui se comprend dans son cheminement, entremêlant des écritures diverses, autour d’une seule et même question. «Ce spectacle est une mise à plat de tout ce que j’ai pu entendre, ces dernières années, sur le fait colonial. Il signale aussi la fin d’un cycle […]».
L’entretien se poursuit sur la difficulté à faire récit dans un monde, qui, intellectuellement, n’attend rien de vous : «On n’est pas les bienvenus». Où? En France? Sur la scène? La lassitude se lit dans le regard. Les déceptions, les frustrations, les désillusions. «Rien de méchant. C’est simplement que personne par ici ne pense à l’assiette de l’absent. Et on cherche à vous délégitimer, dès que vous franchissez la porte», confie-t-il. Quatre ans de bataille pour donner corps à ce spectacle, entre les Comores, la France, l’Europe, les Amériques.

Qui es-tu, ô toi, mon beau?*

Plantages, fausses promesses et partenaires frileux. Faire du théâtre reste un sport de combat, mais il n’est pas amer pour autant. «Je ne vois même plus l’intérêt de souligner les manquements». Entre les certitudes des uns, la défiance des autres, les malentendus, nombreux, la condescendance, qui pend au nez de tout artiste, issu de la diversité «racialisée» dans l’Hexagone, le chemin  ne lui paraît pas toujours évident. «Les plus vertueux vous expliquent comment doit être votre spectacle, en oubliant qu’ils sont tributaires eux-mêmes d’un tas de grilles de lecture aujourd’hui dépassées». Qui es-tu, ô toi, mon beau, pour prétendre au plateau?
Ton parcours, tes références, ton «regard extérieur». Tout est passé au peigne fin, au risque de semer le doute sur ta capacité ou non à faire œuvre : «On n’a pas le droit d’être ce que nous sommes. Des êtres dépareillés, qui essaient de ramener un peu de lumière dans leurs réalités».
Porter ce projet a mené l’artiste au bord de la déprime. «Souvent, on te fait comprendre que tu n’es pas à ta place à l’endroit où tu te trouves, on s’interroge sur la bonne couleur de tes opinions et on se met à chercher où se trouve ton blanc. Le malaise est grand». L’artiste a priori nous apparaît serein, apaisé. «Maintenant que l’objet existe, je me contente de dire merci à ceux qui l’ont accompagné. Je devine ce qui n’allait pas».
Le métier croule sous la demande en France. Il en est bien conscient. L’époque est à la rentabilité culturelle. L’Afrique peut vite être synonyme de mauvaise conscience occidentale. Il n’est pas étonnant que les portes des théâtres s’ouvrent difficilement sur des malaises liés à l’histoire. Pour passer le mur, il faut des références, des révérences, des accointances, bien ciblées dans le réseau. Et plus, si affinités ! «C’est vrai qu’il y a eu beaucoup de malentendus aussi, sur ce que je devais ou pas faire. Ce qui est sûr, c’est que je n’aurais jamais pu faire un tel spectacle aux Comores. Et le contenu et les moyens y poseraient un problème. L’ironie de la situation veut que ce soit la France qui accompagne un tel objet, alors qu’on me pense trop critique envers elle». Il y a de quoi ! Le  spectacle questionne le rapport au colonial. Un endroit délicat, où les raccourcis sémantiques limitent le débat à la victimisation et à la culpabilisation entre le Nord et le Sud. «J’essaie d’échapper à ce type de grilles».

Paris, Fort de France et Moroni

Sept personnes sur un plateau kaléidoscope, une galerie de personnages aussi débridés les uns que les autres, un dialogue entre des mondes détricotés. Un conteur se penchant sur la geste des indiens karib décimés, un manipulateur d’objets contant la pénétration coloniale vue depuis le Nord, un poisson réchappé du crétacé causant de la tragédie des hommes, un fou de Moroni s’affirmant bâtard de la colonie sous une pluie de sable et de roses, des mystiques soufis campant la geste d’un peuple acculé au renoncement, une femme dansant avec les mots pour un fauteuil.
Philippe Richard, Leïla Gaudin, Dédé Duguet, Lyaman… Les interprètes viennent de Paris, Fort de France et Moroni. «Ufa beani harusi[1], disent les Comoriens. Plus on est de fous, et plus on s’amuse». L’équipe technique, elle aussi, a des origines bigarrées. «Les Comoriens, seuls, ne pourraient raconter cette tragédie humaine, bien qu’ils la vivent dans leur chair». La scénographie, belle, habitée, est cosignée par Margot Clavière (France) et Julie Vallée-Léger (Québec), les lumières, gracieuses, sont de Mathieu Bassahon (France). Un très beau travail : «Chacun y a apporté sa pierre, son souffle. Maintenant, c’est sûr qu’il nous aurait fallu plus de temps».

Un travail de déconstruction

[…] Le spectacle ne parle pas que des Comores. Il questionne l’humain, et se joue même des limites du récit. Qui raconte, à qui et comment ?
A cette question, le metteur en scène n’apporte pas de réponse dans ce «chantier» délibérément inabouti, où s’exprime l’ambiguïté de la relation dominés-dominants. «Figurez-vous que nous sommes tous dans la merde, les enfants de colonisés comme les rejetons de colonisateurs. Personne ne peut se dire mieux loti».
Soeuf Elbadawi a cette conviction, cependant. La situation pourrait bien changer, avec un peu de volonté et de sincérité. C’est la raison pour laquelle il s’attelle à un travail de déconstruction. «Heureusement que récit n’est pas croyances, s’exclame un personnage, interprété par Leïla Gaudin, la seule femme de ce qui semble être un dispositif en spirale. On écrit, on réécrit, on additionne le mythe et les éclats de lumière. Car le monde depuis qu’il est monde est synonyme d’un éternel recommencement». Et le récit n’étant que récit, il suffit, à l’en croire, de le réécrire. Et sus au déterminisme ! Et foi en l’espérance d’un monde meilleur ! Obsession(s) mérite d’être vu pour ce qu’il est : le symptôme d’une époque qui se refuse à assumer le poids de l’histoire coloniale. «Il s’agit d’une réalité, qui engage jusqu’à notre avenir. Mais c’est aussi pour ça qu’on fait des spectacles. Pour parler de ce qui nous fait mal, non ? Je vis depuis plus de vingt cinq ans entre deux rives, la France et les Comores. Et j’avais besoin de revoir tous ces faits au plateau, sous cet aspect ramassé, histoire d’élargir ma perspective. Je grandis, en écoutant ce qu’en disent les autres, et en le partageant».

Muzdalifa House

[1] Expression célébrant la fabrique du commun, et sa nécessité.
*Les intertitres sont tirés du texte

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