Autrefois célébration fastueuse et ancrée dans la tradition, le Anda, ou «Ndola nkuwu» (Grand mariage) cérémonie d’initiation à la «vie d’homme» dans la société comorienne, spécialement à Ngazidja, semble être, aujourd’hui, en train de perdre de sa profondeur culturelle et civilisationnelle. Depuis quelques années, certains des piliers artistiques et symboliques de ce grand rendez-vous – largement considéré comme une marque importante de parfaite intégration de l’homme comorien dans sa société – sont éclipsées, au profit d’emprunts étrangers parfois en contradiction avec l’esprit même de cette tradition centenaire. Le plus emblématique de cette évolution à mon sens néfaste est, sans nul doute, la disparition du Ukumbi traditionnel.
La tenue en sahari na subayiya, le goma, les étoffes brodées et les chansons en shikomori qui étaient puisées dans la tradition, ont cédé la place aux décors et autres manifestations festives inspirés de noces venues, trop souvent, de très lointains ailleurs : robes blanches de préférence dénudées, maquillages à l’européenne, playlists de RnB, Amapiano ou de coupé-décalé en sont, désormais, des signes caractéristiques.
Et vive le show case?
Désormais, trop souvent, les célébrations «traditionnelles», celles des femmes particulièrement mais pas que, sont transformées en Show case dans lequel, parfois, jeunes et moins jeunes, gesticulent sur des titres, des pas de danse et des paroles qui prêchent et rappellent des valeurs bien loin des traditions et des habitudes de très longues dates. C’est ainsi que le ukumbi, jadis théâtre de la mémoire collective, n’est plus qu’une lointaine nostalgie.Autre perte notable, c’est l’effacement du lelemama, ce chant de femmes interprété dans une atmosphère d’effervescence joyeuse. Les mères, les tantes, les voisines y exprimaient leur bonheur en chantant ensemble et soutenant, ainsi, vocalement leur fils ou neveu dans sa «transition vers l’âge adulte». Désormais, leurs voix se sont tues, remplacées par des enregistrements diffusés sur des haut-parleurs, pendant que les femmes - désormais privées de ce rôle actif et affectif – se contentent de danser.
Le lelemama représente plus qu’une simple animation culturelle, c’est bien un témoignage vivant de la mémoire et de la parole féminine dans la culture comorienne.Tout comme le bora, le lelemama devait être ce genre de chant traditionnel comorien, interprété exclusivement par des femmes, dans un cadre festif, souvent au cours de cérémonies importantes comme le grand mariage. Pendant ce temps, le djaliko – une des cérémonies qui marquaient le plus les nuits des festivités du anda par ses rythmes puissants des ngoma, est lui aussi, atteint par la dénaturation. Dans certaines localités, il ne se fait plus au son des tambours bien «vivants», mais via des morceaux sur clé Usb.
Irrespect
Le twarabu lui-même, autrefois au cœur du anda, avec des concerts live où chaque parole chantée touchait l’auditoire, a perdu toute sa majesté. Les musiciens et leurs instruments sont remplacés par des playlists. Il est courant de voir un performeur sur scène mimer un chant de Salim Ali Amir, Farid Youssouf ou encore Zaza sans respecter ni l’émotion de l’œuvre ni l’histoire musicale du pays.Ces pratiques frisent, parfois, l’irrespect, tant pour les spectateurs que pour les compositeurs de twarabu comorien, qui ont longtemps travaillé à créer un genre distinct, enraciné, et adapté à la sensibilité locale.Le public ne vit plus la musique, il se contente de la consommer passivement. Autrement dit, la Culture fout le camp dans l’indifférence générale et, bizarrement, de celle des défenseurs du patrimoine et de la Culture.
Une question existentielle
Tout cela interroge et devait attirer l’attention du ministère de la Culture et des institutions qui devait être au four et au moulin dans la préservation des traditions et des valeurs culturelles.Qu’avons-nous gagné, et qu’avons-nous perdu? La «modernité» est inévitable, parfois bénéfique. Mais lorsqu’elle se fait au détriment du patrimoine, elle devient une forme d’oubli de soi et, donc, une aliénation. Il ne s’agit pas de refuser toute évolution, mais de se poser cette question, à mon sens, existentielle : que restera-t-il de notre Culture, et donc de nous-même, si nous renonçons à la transmettre vivante, authentique, vibrante de ses voix et de ses tambours «bien vivants»?Réconcilier modernité et tradition, c’est possible. Encore faut-il le vouloir, collectivement avec l’implication de ceux et celles qui devaient chérir cette richesse qui nous fonde.