«L’Etat doit mettre de l’ordre dans la filière ylang sinon on risque de nous étouffer». Il y a deux semaines, des exploitants comoriens d’ylang ylang criaient colère et avaient demandé à être reçus en urgence par la chambre de commerce. Objectif : faire part de leur inquiétude au sujet de «l’anarchie» qui règnerait «dans la filière ylang» et le contrôle quasi impitoyable du produit par «des grands groupes étrangers».
Les responsables de la chambre de commerce accepteront le vœu et convoqueront alors «une réunion de concertation» avec presque l’ensemble des acteurs. Si les premiers échanges ont permis d’étaler les difficultés que rencontrent les petits exploitants comoriens, le chemin reste encore long pour apporter des réponses à une problématique complexe. Mais les concernés savourent déjà une première victoire. «Au moins, on nous a reçus, nous avons pu exposer le problème, c’est un premier pas», souligne Mahamoud Aboud, propriétaire d’une distillerie à Hantsambou à Ngazidja.
Des prix planchers
Les exploitants comoriens d’ylang ylang se disent inquiets du manque d’organisation de la filière et de l’anarchie des prix qui y règne. «Il n’est pas normal que ce soient des étrangers qui fixent les prix de l’ylang ylang dans notre pays. Les autorités doivent imposer des prix planchers», explique Ahmada Nodjimba, un producteur d’ylang ylang. «C’est pourquoi nous sommes venus à la chambre de commerce pour demander à être entendus car la situation est très grave», ajoute ce producteur de fleurs d’ylang. Dans leurs griefs, les exploitants accusent «les acheteurs étrangers» sous couvert d’intermédiaires locaux de décider seuls les prix sur toute la chaîne. «Le prix du kilo de fleurs peut varier d’un producteur à un autre et même d’une île à une autre», regrette Mahamoud Aboud. «L’année dernière, par exemple, il y a des acheteurs qui ont négocié le kilo de fleurs d’ylang à 1000 francs alors que certains acheteurs l’avaient fait pour d’autres à 750 francs. Cette année, il y a des producteurs qui ont été contraints de vendre à 500 francs le kilo de fleurs», souligne-t-il, ajoutant que les gros acheteurs mettent la pression sur les producteurs à la santé financière fragile pour fixer les prix comme bon leur semble. Collecteurs, distillateurs et autres exportateurs font face, impuissants, à des grands hommes d’affaires comoriens et étrangers qui contrôlent en amont le marché de l’ylang ylang.
Ces fortunés jouent les intermédiaires des grands noms de la parfumerie mondiale en entretenant «une forme d’entente illicite» sur les prix. Les businessmans profiteraient «du vide structurel et du manque d’un cadre légal» en la matière en se faisant maîtres du jeu des spéculations. Une situation qui inquiète les acteurs locaux. Pour eux, avec le rythme actuel, c’est toute une filière qui risque d’être à la merci «des puissants groupes étrangers» avec, à terme, «une paupérisation des acteurs locaux». A Ndzuani où on enregistre le plus grand nombre de producteurs et de distillateurs, les exploitants locaux se disent être au bout de l’étouffement. Les acheteurs jouent les maîtres et négocient directement avec tous les acteurs de la chaîne. «Cette année, le kilo de fleurs se négocie à 500 francs, il y en a certains qui cèdent jusqu’à 250 francs pour avoir de quoi vivre. Le gouvernement doit au moins nous protéger contre ces pressions et fixer des prix planchers», a souligné hier au téléphone Abdou Ahamadi, originaire de Tsembehu et membre influent de «Foulera Djema», un groupement crée en 2006 et qui fédère plusieurs dizaine de producteurs d’ylang à Ndzuani.
Faire respecter les prix homologués
Au niveau de la direction générale de l’Economie et du commerce, le problème se pose souvent avec acuité. Les autorités reconnaissent les difficultés actuelles pour faire respecter les prix homologués, pointant du doigt le manque de suivi des mesures prises. «Nous fixons les structures des prix en présence de tous les acteurs», explique Abbas Mohamed, directeur général du commerce. «Il appartient aux départements concernés de les faire respecter», ajoute-t-il. Dans les faits, les injonctions de l’Etat se font rarement faute de structures de contrôle mieux outillées en moyens et en ressources humaines. Les organes en charge du contrôle (y compris les produits de rente) manquent d’autorité pour faire respecter les prix homologués, soit parce qu’ils n’ont pas les moyens techniques pour le faire, soit parce qu’ils sont étouffés par des puissants lobbys qui ont des connexions avec certains décideurs qui seraient de mèche avec des intermédiaires de grands groupes internationaux.
Un laboratoire spécialisé
pour certifier la qualité du produit
«Il y a probablement une complicité généralisée. Sinon pourquoi laisser se perpétuer une telle anarchie des prix dans la filière ylang», s’interroge Ahmada Nodjimba. Un argument que rejette le patron de l’Office national de la vanille (Onv), Aboubacar Abdoulwahab (Kadafi), pour qui «le désordre actuel» dans la filière se justifie en grande partie par «le manque d’un cadre d’organisation approprié». (Lire entretien ci-dessous). Un avis partagé par les connaisseurs du dossier.
«Il n’y a aucune volonté de l’Etat d’entretenir une anarchie. A chaque année, nous y travaillons sur ces prix en concertation avec le ministère de la Production, la chambre de commerce, l’Office de la vanille. Il y a un arrêté qui est toujours en vigueur», rappelle encore Abbas Mohamed, le directeur général du commerce extérieur.
«Ce qui nous inquiète, c’est la baisse de la valeur de la fleur d’ylang comorienne. En 2018, le prix du kilo était de 1500 francs, puis 1000 francs en 2019 et 500 francs en 2020. Ce n’est pas normal au moment où nous disposons de la meilleure qualité que les autres pays, Madagascar notamment», s’insurge Mahamoud Aboud. «C’est pourquoi nous demandons aux pouvoirs publics d’agir vite sinon on risque de plonger des milliers de producteurs, de collecteurs et de distillateurs dans une position de faiblesse. L’idée est d’avoir un prix fixe», ajoute ce distillateur.
Les exportateurs incriminés sortent souvent l’argument de la qualité pour justifier le prix de la valeur marchande de la fleur d’ylang. Une explication qui leur dédouane, selon les spécialistes, de toute volonté de violer la loi et d’imposer des prix à leur gré. Le pays ne disposant pas d’un laboratoire spécialisé pour certifier la qualité du produit. «Je crois qu’il faut miser aujourd’hui sur la qualité de la fleur, cela nous permettra d’être en position de force face aux gros exportateurs», soutient, de son côté, Assoumani Djim, responsable d’une unité de distillation dénommée Cvp-Bio, appelant à une promotion de l’ylang comorien à l’échelle mondiale. «Il faut encourager les gens à planter, il faut les donner les moyens à produire davantage en quantité et en qualité. Plus il y a la qualité, plus nous pouvons stabiliser les prix», estime-t-il.
Les prix à l’ international
Les exportateurs avancent aussi des problèmes liés aux fluctuations des prix du produit à l’international. «Nous ne sommes pas là pour tuer qui que ce soit. Certes, il y a des prix à respecter mais il faut aussi tenir compte de la conjoncture internationale», répond un exportateur selon qui le marché comorien de l’ylang est très réduit et «souffre d’une désorganisation totale». Au sujet des pressions supposées exercées sur les exploitants locaux pour imposer les prix qui leur conviennent, cet exportateur répond : «Il n’y a jamais eu de pression. Nous achetons les fleurs selon la qualité. On achète à 1500 francs le kilo, dès fois à 2000 francs, à 750 francs et le prix varie selon les périodes, nous sommes dans la recherche du profit, on va toujours acheter le moins disant, c’est comme ça le business», a-t-il ajouté, conseillant les acteurs locaux à mieux s’organiser «s’ils veulent faire entendre leurs voix».
Une solution qui a obtenu un écho favorable dans les rangs des exploitants contestataires qui viennent de se constituer en «groupement d’intérêt économique» avec l’idée de défendre leurs activités et de peser sur les négociations qui aboutiront à l’homologation des prix sur toute la chaîne. «Nous nous sommes consentis à mettre en place une structure légale qui regroupe tous les acteurs de la filière ylang, d’abord à Ngazidja», lit-on dans le premier procès-verbal en date du 20 février dernier. Les acteurs de la filière sont en contact avec leurs frères des deux autres îles pour défendre la même cause.
Ils devraient se retrouver «le 28 mars prochain» pour adopter les statuts du groupement interprofessionnel des acteurs de l’ylang ylang aux Comores. Il reste à savoir si cette mobilisation des acteurs pourra inverser, à terme, la donne actuelle et permettre à l’ylang comorien de garder toujours ses marques.
Par AS. Kemba