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Mze Abdou Chafiou, ancien G de la Bcc : «Il faut une politique économique qui rompt avec les cycles de croissance faible et irrégulière»

Mze Abdou Chafiou, ancien G de la Bcc : «Il faut une politique économique qui rompt avec les cycles de croissance faible et irrégulière»

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Dans cette interview exclusive accordée à Al-Watwan, l’ancien gouverneur de la Banque centrale des Comores défend la pertinence des projets arrêtés et qui seront soumis aux bailleurs invités à la Conférence des bailleurs de Paris. Mze Abdou Mohamed Chafiou, coordinateur du comité technique, reste convaincu que les programmes et les projets sont de nature à accompagner la vision de l’Emergence du pays portée par le chef de l’Etat. “Le dossier qui sera présenté à la conférence est cohérent, crédible et soutenable et présente un vrai cadre stratégique de développement du pays”, soutient-il. A l’entendre, la transformation économique et social du pays pourrait se faire à travers la mise en œuvre de la gamme des projets définis et des politiques sectorielles transversales, lesquelles contribueront à un développement inclusif susceptible de créer de la richesse et des emplois.

 

En quoi les projets identifiés peuvent-ils contribuer à la croissance du Pib?


Vous évoquez en premier lieu, la question de la croissance économique, alors que la croissance elle seule ne fait pas du développement. Il ne faut pas faire une seule analyse quantitative, en se focalisant uniquement sur la croissance comme étant le seul objectif attendu des investissements prévus. La vision du Président Azali Assoumani pour l’émergence des Comores à l’horizon 2030, va beaucoup plus loin. Elle vise non seulement une croissance forte, mais aussi et surtout, des transformations structurelles, profondes et accélérées dans les différents domaines du développement économique et social du pays, notamment l’éducation, la santé, la sécurité, la justice, l’environnement, l’emploi, la réduction de la pauvreté, par exemple. Pour atteindre cet objectif très ambitieux, il faut une politique économique qui rompt avec les cycles de croissance faible, irrégulière et de déficits structurels que le pays connaît depuis plusieurs années.

Et comment y parvenir concrètement ?


Pour franchir ce cycle, il est bien nécessaire de faire le choix des projets d’investissement d’envergure, qui auront la capacité de générer rapidement des effets multiplicateurs dans d’autres secteurs. C’est pourquoi, les critères qui ont guidé le choix et la sélection de ces projets reposent, non seulement sur la stratégie de développement du pays, mais aussi et surtout sur leur capacité à jouer un effet d’entrainement, d’accélérateur et de création de croissance. 41 projets et programmes sont retenus par le gouvernement et ils représentent un coût total de 2.058 milliards de francs comoriens, soit 4,2 milliards d’euros, répartis en 6 projets phare (746,2 milliards, soit 1,5 milliard d’euros), 6 projets structurants (915,3 milliards, 1,8 milliard d’euros) et 29 projets sectoriels prioritaires (396,6 milliards, soit 806,2 millions d’euros). Ces projets concernent les infrastructures, le transport aérien et maritime, l’énergie, le tourisme, la finance, les secteurs sociaux, la gouvernance, la justice, l’habitat, l’urbanisme, l’agriculture, la pêche, l’environnement, etc.


Le tourisme, l’économie bleue et les services financiers sont en tête des grandes priorités pour la transformation économique du pays. Qu’est ce qui fonde cette conviction?


Le constat que l’on peut faire, en dépit des améliorations observées ces dernières années, notre économie crée très peu de richesse et très peu d’emplois, du fait de sa base d’exploitation très étroite et d’un marché trop petit. Elle souffre aussi d’un faible taux d’investissement (16% du Pib en moyenne dont 1% pour les IDE) et des financements bancaires insuffisants, même si des marges de progression importantes sont enregistrées (90 milliards à fin 2018). C’est une économie fragile, fortement dépendante de l’extérieur et trop exposée aux chocs exogènes. Il a fallu, par exemple, d’un cyclone de 24 h au mois d’avril de cette année pour que ses bases soient fortement impactées. C’est une économie qui stagne avec des déficits structurels de balance de paiement et de finances publiques.

Justement, comment faire face à ces fragilités ?


Pour corriger les fragilités, résorber les déséquilibres et rattraper le retard de développement de plusieurs années, il faut aller vite avec des leviers et des actions forts, ciblées et une politique d’investissement qui placera l’économie sur une trajectoire de croissance régulière et soutenue. Le tourisme, le secteur financier et l’économie bleue sont des secteurs d’entrainement et sont tirés des socles, des piliers, du Plan Comores émergentes (PCE) et totalisent à eux seuls plus de 826 milliards d’investissement, soit plus de 40% des financements attendus de la conférence, cela veut dire qu’ils sont parmi ceux qui peuvent rapidement booster la transformation structurelle de notre économie. Le tourisme est aujourd’hui dans le monde le 4ème secteur exportateur après le pétrole et représente à lui seul plus de 10% du Pib mondial (25% du Pib dans certains pays insulaires comme les Comores), avec plus de 1,6 milliard de touristes projetés en 2020.
Dans les pays où le tourisme est développé, il constitue une grande source de revenus et de création de richesse inclusive et agit comme vecteur de développement grâce à ses capacités de création d’emplois et d’augmentation de ressource en devises. Il s’avère que notre pays dispose un potentiel touristique divers et varié qui permet de développer et d’offrir plusieurs produits touristiques (tourisme balnéaire, écotourisme, tourisme culturel, l’agrotourisme…).
Les investissements importants projetés dans les grandes zones touristiques du pays sont évalués à plus de 337,5 milliards et les recettes attendues sont estimées à plus de 10% du Pib à l’horizon 2030, avec un impact positif important sur l’emploi, la balance des paiements, les réserves de change de la Banque centrale. Ils devraient contribuer à une réduction substantielle de la pauvreté par son impact direct et indirect dans d’autres secteurs par exemple le transport, l’hôtellerie, la restauration, le commerce, les services de voyage.

Et le secteur financier ?


Il est moins profond et très peu ouvert à l’international. Toutefois, les activités du secteur croissent régulièrement, malgré certaines difficultés déjà observées de recouvrement de créances. Le grand projet hautement ambitieux d’ouvrir le pays à la finance internationale par la création d’un hub de services financiers, fait partie des grands défis que le pays devra relever dans sa nouvelle trajectoire de l’émergence car il nécessite beaucoup d’efforts, d’importantes réformes de structure et de gros investissements évalués à 457,7 milliards. Des étapes préalables sont à franchir pour consolider la situation actuelle, poursuivre les efforts de diversification et de modernisation dans le moyen terme, la modernisation du système de paiement, le développement de la finance digitale et la modernisation des instruments de politiques monétaires sont des bons exemples.
A long terme, l’objectif consistera notamment à proposer aux investisseurs, des services financiers diversifiés, une zone financière spécialisée et bien appropriée, une législation attractive et de ressources humaines hautement qualifiées. C’est une activité qui élargira la base économique du pays, contribuera à la création d’emplois hautement qualifiés et permettra à l’Etat de tirer de ces services des ressources fiscales importantes. Maurice est parvenu à relever ce défi et notre pays peut s’en inspirer. Dans le secteur de l’économie bleue, je pense que la reprise des activités de l’usine de pêche, notamment dans son pôle d’exportation, va dans le sens de cette transformation économique de notre pays.

Le taux de pauvreté stagne toujours depuis 2004, soit près de 43% des ménages. Quels sont les nouveaux moyens que le pays devrait se donner pour combattre durablement ce fléau ?


La pauvreté est une notion très complexe différemment expliquée. Je ne suis pas un spécialiste, mais les critères souvent évoqués reposent sur les notions de revenus monétaires et d’exclusion à l’éducation, à la santé et au logement. Le taux que vous annoncez de 43% est extrêmement élevé et doit alerter les pouvoirs publics. Il est urgent d’inverser cette tendance qui perdure, en mettant l’accent sur l’éducation, la formation professionnelle et la lutte contre le chômage, notamment celui qui touche les jeunes diplômés. La situation très bouchée du marché du travail devrait faire appel à des mesures urgentes « non conventionnelles » de soutien et d’emplois aidés par exemple.

Parallèlement, il faudra aussi réformer la fiscalité, contenir les dépenses en vue de donner plus de marge aux financements des investissements publics et d’offrir aussi aux entreprises privées plus de capacités à développer l’emploi des jeunes. Le Plan Comores Emergentes met au cœur du dispositif le développement du capital humain où les investissements projetés dans ce domaine porteront surtout sur l’éducation, la santé, la jeunesse, la protection sociale et l’emploi. L’éducation est la principale source de protection sociale et de lutte contre la pauvreté. Le pays doit miser davantage, en rehaussant très sensiblement le budget alloué à l’éducation. En ce qui concerne la santé, je pense que la mise en place de l’Assurance Maladie Généralisée, constituera une avancée importante et un vrai levier de protection social.

L’agriculture est aujourd’hui détrônée par le commerce et les services en termes de part au niveau du Pib. Quelle politique peut-on envisager pour relancer un secteur qui a été pendant plus de 30 ans le principal moteur de la croissance ?


La politique agricole de notre pays a atteint ses limes. Elle est plombée par de contraintes structurelles qui freinent son expansion. Notre agriculture est faiblement productive et moins compétitive, fortement impactée par les importations agricoles massives, ce qui aggrave encore sa situation. Il faut rapidement changer le modèle actuel beaucoup plus administré et donner le plus de liberté et de promotion au secteur privé, en favorisant la création des exploitations agricoles privées, portées surtout par plusieurs exploitants et par la structuration des chaînes de valeurs. Il s’agira d’une agriculture commerciale. Ce n’est pas à l’Etat de gérer des pépinières ou de commander des plans.
En effet, le Plan Comores émergentes fait de l’agriculture un des piliers de l’émergence. Les investissements prévus pour soutenir et promouvoir le secteur sont évalués à 6,2 milliards et la politique de développement porte sur le soutien à la création d’exploitations agricoles privées portées par plusieurs entrepreneurs, la création d’une société de production et d’importation de semences agricoles, le développement d’infrastructures d’irrigation agro-pastorales et la promotion à la création d’entreprises de transformation et de commercialisation de produits agro-alimentaires. Ce choix orienté vers la création d’une agriculture commerciale soutenue et accompagnée devrait favoriser la création des unités privées de production et de transformation qui contribueront à réduire les importations alimentaires et à accroître les cultures d’exportation, avec des effets positifs sur la balance commerciale.

Justement, le pays connait depuis plus de vingt ans ans une hausse continue des importations avec des conséquences sur l’inflation ? Comment y remédier ?


Je viens d’évoquer le sujet, mais dans un autre angle, la politique monétaire menée depuis plusieurs années permet de contenir l’inflation généralement à des taux inférieurs à 3%. (1,7% en 2018). Je l’ai déjà souligné que notre économie créé très peu de richesse, alors qu’elle est entretenue par une demande intérieure soutenue par des ressources extérieures (transferts de la diaspora, concours des partenaires). Cette demande est effectivement satisfaite par des offres de produits importés, taxés, avec des coûts de frets généralement élevés, tirant à la hausse les prix de certains produits. Notre économie doit produire pour répondre à la demande intérieure. Elle doit aussi être compétitive pour pouvoir élargir son espace de vente à travers l’exportation.
Prenons un exemple simple et parlant. Une bouteille d’eau minérale coutait 750 francs il y a moins de 5 ans, elle coûte aujourd’hui 150 francs grâce à la production réalisée localement, une production d’une eau de qualité, avec un impact positif non seulement sur les prix mais aussi sur l’emploi, la santé et la création de richesse. Le secteur privé doit être soutenu et bénéficier d’une promotion concourant à son développement, pour qu’il puisse créer des produits à moindre coût, créer de la richesse et des emplois. Nous observons la même tendance à une échelle beaucoup plus importante sur le secteur bancaire. Le cout du capital était fortement élevé avant l’ouverture du secteur à la concurrence. Aujourd’hui l’offre de services dans ce secteur est variée et concurrentielle, avec des centaines d’emplois créés.

Il est question de créer un fonds d’investissements et même une banque d’investissements. A quelle échéance envisagez-vous rendre opérationnelle cette banque d’investissement ? Y-a-t-il un montant défini et un calendrier précis ?


Comme vous le savez, le secteur bancaire a fait un grand bond en avant depuis 10 ans, marqué par son ouverture à la concurrence et la diversité des produits et services financiers proposé à la clientèle, le plus récent est la monnaie électronique. En dépit de cette expansion, le secteur ne dispose pas suffisamment de ressources, notamment longues pour financer l’investissement. Le financement bancaire de l’économie ne représente que 15% du Pib, un niveau très bas par rapport à Maurice qui avoisine les 90%. L’idée de créer une banque d’investissement offrira à l’économie des ressources longues suffisantes pour financer notamment les grands projets d’intérêt général de nature à donner plus d’élan et à la dynamique économique recherchée. Les actionnaires de cette banque seront institutionnels (Etat, institutions financières locales, les partenaires financiers institutionnelles) et la stratégie de son lancement consistera à mobiliser 100 milliards de ressources longues. Cette institution sera un levier important du plan pour l’émergence du pays. La date de création n’étant pas encore retenue car il faut tout d’abord constituer le tour de table des actionnaires. Le plan d’action prioritaire du Plan Comores émergentes définira son positionnement.

Dans le projet structurant 2, vous envisagez créer “des bonds de la diaspora”. De quoi s’agit-il exactement ? Et comment comptez-vous concrétiser l’émission de ces bonds ?


Les bons destinés à la diaspora font partie des produits de la Banque d’investissement. Il s’agit des titres de dette qui seront émis par cet établissement pour collecter de l’épargne à moyen terme, en offrant des conditions de sécurité et de rémunération intéressantes. La banque d’investissement sera le véhicule pour porter ces bons destinés à la diaspora et pourquoi pas à la population nationale aussi. Le Plan Comores émergentes a fait l’hypothèse d’titre d’une valeur nominal de 500€. En faisant l’hypothèse d’une valeur de nominal de 200€ et un succès dans sa souscription par 150.000 personnes et entreprises, les ressources mobilisées seraient de 30 millions d’euros, soit près de 15 milliards, représentant 15% des ressources à mobiliser par la Banque d’investissement. Il va falloir mettre en place la législation appropriée et organiser le marché.


Le mobile banking connait un développement spectaculaire. Banquier que vous-êtes, quels sont les défis à relever et surtout que faut-il faire pour que les services du mobile banking profitent à toutes les couches de la société ?


La micro-finance et la finance digitale sont devenues de vrais vecteurs d’inclusion financière. Le nombre de personnes détenant un téléphone portable dans le pays augmente régulièrement. Toutes les couches de la société peuvent donc tirer avantage et à moindre coût de ce nouveaux moyens de paiements et de transferts monétaires. Ces nouveaux services aujourd’hui incontournables vont croître rapidement avec la forte pénétration du téléphone mobile et il faudra veiller à ce que ces services financiers garantissent un juste équilibre entre les objectifs financiers des prestataires et les intérêts des clients. Le cadre réglementaire que nous avons mis en place pour faciliter le développement de ces services et le projet soutenu par la Banque mondiale relatif au système national de paiement que nous avons négocié sont des leviers importants qui soutiennent le développement et la modernisation du secteur.

Il était question d’émettre des titres obligataires au niveau de la Banque centrale des Comores. Le pays dispose-t-il vraiment des conditions juridiques nécessaires à l’émission des titres obligataires ?


Les bons de la BCC font partie des dernières initiatives de modernisation et de diversification des instruments de la politique monétaire, en vue de mieux rendre beaucoup plus fluide la régulation de la liquidité. Le cadre légal existe déjà, raison pour laquelle le projet a été engagé.

C’est presque la cinquième conférence depuis l’indépendance, la troisième depuis 2005. Il se pose toujours un problème de suivi, souvent pour cause d’instabilité politique ou parce que le pays soumet des fiches de projets et non des projets finis et bancables. Qu’est ce qui va changer cette fois-ci ?


Ce n’est pas la 3ème, elle doit être je crois la 5ème. Je pense que le pays a tiré suffisamment les leçons pour éviter les erreurs du passé. A la demande du président de la République, des vrais projets sont développés et seront proposés aux partenaires. Ces projets sont aussi soutenus par un cadre macroéconomique favorable basé sur l’attraction de l’investissement direct étranger pour financer le développement des secteurs susceptibles d’accélérer la croissance. Le défi repose donc sur la volonté politique de mettre en place un cadre de coordination politique et institutionnelle de haut niveau, de manière à relever les défis de développement du pays. Le Plan Comores émergentes a prévu ce cadre de très haut niveau, « le Conseil stratégique présidentiel du PCE » présidé par le chef de l’Etat lui même et qui chapeautera tout le dispositif institutionnel et politique de coordination du développement.

Les projets arrêtes ne sont pas chiffrés. Il n’y a pas aussi un calendrier d’exécution. A quelle échéance estimez-vous pouvoir concrétiser le ou les premiers projets du Plan Comores Emergentes (Pce) ?


Pas du tout, tous les projets sont chiffrés pour un montant total de 2058 milliards de francs comoriens, soit, 4,2 milliards d’euros, dont 746,2 milliards pour les projets phares, 915,3 milliards pour les projets structurants et 396 milliards pour les projets sectoriels prioritaires. L’agenda d’exécution sera défini dans le plan d’action prioritaire du Plan Comores émergentes avec des échéances précises.

Qu’attendez-vous de cette conférence de Paris ?


La réussite d’une conférence repose sur un certains nombre de critères qui portent notamment sur, la qualité de l’organisation et la mobilisation des partenaires, la qualité, la cohérence et la crédibilité des projets, une plaidoyer efficace, l’engagement profond du parrain, la pertinence du cadre stratégique de développement et sur un agenda international favorable. Le dossier qui sera présenté à la conférence est cohérent, crédible et soutenable et présente un vrai cadre stratégique de développement du pays à travers le PCE. La conférence est parrainée par un grand pays ami, la France, qui apporte tout son appui et son soutien. Le pays bénéficie aussi l’appui du PNUD, de la Banque mondiale et de l’Afd. Une très bonne mobilisation des partenaires a été réalisée. J’estime que toutes les conditions sont réunies pour le succès de cette conférence et cela doit être le souhait de tous les comoriens.

Propos recueillis par
A.S.Kemba

 

 

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