C’est en début de la journée que nous sommes entrés à Bambao la Mtsanga, sous un soleil suffoquant. A la sortie de cette agglomération de 5.067 âmes (statistiques de 2002), se dresse une maison qui n’a rien de particulier aux autres habitations, sauf que sur celle-ci, la clôture qui l’entoure, peinte en bleue marine, est fixée une enseigne portant ces mots : HE Océan Indien et un dessin d’une fleur d’ylang-ylang. Nous sommes dans le siège de la toute nouvelle société de production des huiles essentielles.
Un jeune homme, à la silhouette élancée, sobrement habillé d’une chemise à grands carreaux et d’un pantalon gris, nous conduit vers le bâtiment où quelques ouvriers s’affairent à enlever des poutres métalliques posés sur le sol pour pouvoir nous ouvrir le passage. Lui, c’est le patron du lieu. Mohamed Dhihari Majani. «Cette maison appartient à ma femme. C’est sa famille qui la lui a bâtie. J’ l’ai réquisitionnée juste le temps que les travaux des locaux que je me fais construits, non loin d’ici et qui serviront de siège social, prennent fin. En attendant nous avons déménagé à Mirontsi d’où je suis originaire», nous a-t-il confié, affirmant avoir contracté un prêt bancaire d’une cinquantaine de millions de francs, pour financer le chantier qui est en phase de finition.
A l’intérieur de cette maison transformée en laboratoire, une odeur d’un parfum enivrant, provenant sans doute de l’huile de l’ylang-ylang stockée dans des barils en plastique, envahit les lieux. Mohamed Dhihari Majani joue volontairement le rôle de guide pour nous faire découvrir le lieu. «Ici, c’est le bureau du secrétaire-comptable», dit-il en montrant une table de bureau placée au fond du salon sur laquelle est posée un ordinateur et des classeurs dans lesquels sont archivés les documents comptables de la société.
Il continue la visite guidée avec le même sourire d’une extrême bienveillance qui ne quitte pas ses lèvres en nous faisant entrer dans une pièce attenant le secrétariat. C’est son bureau. Le jeune entrepreneur nous tendit un pain de savon : «C’est un nouveau produit qui est en phase d’expérimentation. Il est fait à base de l’huile de girofle. Ceux qui l’ont déjà testé, l’ont beaucoup apprécié», nous a-t-il expliqué tout en nous conduisant vers une troisième pièce.
Ici, c’est le laboratoire où sont produites les huiles essentielles de l’ylang-ylang et le girofle. «Nous collectons l’huile à travers les différentes distilleries implantées un peu partout dans l’île : à Jimlime, Pomoni, Moya. Une fois la collecte faite. L’huile est stockée dans des bidons en plastique. Une fois que nous avons une quantité suffisante, nous la versons par qualité bien sûr, dans ces détenteurs (cuve en cuivre muni de deux robinets). L’objectif c’est de la laisser tempérer quelques temps pour que l’eau et l’huile essentielle se sépare. Car l’huile distillée vient toujours avec de l’hydrolat, Après 48 h, nous ouvrons le robinet inférieur pour sortir l’eau. Nous revenons quelques minutes après pour extraire l’huile à l’aide des filtres», fait-il savoir.
100 kg de fleurs pour faire 2 kg d’essence
A l’entendre, le produit des différentes distillations se distingue suivant la densité de l’essence : Extra S, Extra, Première, Deuxième et Troisième. Les fractions Extra supérieure et Extra normale ainsi que la Première sont destinées à la parfumerie de luxe, les Deuxième et Troisième sont destinées aux cosmétiques, aux savons et aux détergents. Il faut compter environ 100 kg de fleurs pour faire 2 kg d’essence. A Ndzuani, l’ylang-ylang est une filière qui tourne en plein régime. Le secteur génère non seulement des revenus extrêmement importants pouvant se chiffrer à des milliards de nos francs, il est également un pourvoyeur d’emplois avec des centaines des milliers d’emplois directs. Pour une entreprise de petite taille comme celle-ci, le chiffre d’affaires peut atteindre des centaines des millions de francs et une dizaine d’emplois directs. Car les profits sont énormes. Dans le cas de HE Océan Indien, des paysans lui vendent le kilo d’huile distillée, l’équivalent d’une bouteille de 1,5 l à 130.000 francs. Mohamed Dhihari Majani la revende par la suite à un sourceur à 198.000 francs le kilo.
«Vous imaginez ce que ces sourceurs touchent en revendant à leur tour le produit à des grands parfumeurs», a-t-il fait savoir, l’air interloqué, dénonçant au passage un monde-producteur-sourceurs-parfumeur, qui fonctionne en vase clos. «Ce qui me pétrifie, ce qu’au-delà du port de Moroni, point d’informations. C’est la loi de l’omerta. Mes sourceurs ont érigé une sorte de barrière infranchissable malgré mes tentatives infructueuses à demander à accéder directement aux marchés internationaux», a-t-il fini de lâcher.
200 alambiques à Ndzuani
Il faut savoir que les Comores sont parmi les premiers producteurs mondiaux de l’ylang-ylang extra, une des matières premières de la marque du parfum Chanel No 5. Elles exportent 50 à 70 tonnes d’essence par an. Dans les marchés internationaux, le prix de l’huile essentielle peut atteindre 500 voire même 800 euros le kilo. La particularité de ce secteur surtout à Ndzuani, c’est que les firmes s’installent directement à la source, en créant des joint-ventures avec les producteurs de la place. Pour le cas de notre interlocuteur, tout comme les autres producteurs, grâce à des fonds de ses sourceurs, il finance, à des paysans, l’installation des distilleries en raison de plus de huit millions par unité. Ces paysans deviennent par la suite ses fournisseurs en huile distillée. Un système qui draine de la richesse. D’après notre jeune patron, chaque distillerie fait employer pas moins de sept personnes en temps plein. Il y a 200 alambiques éparpillés à travers l’île, selon des statistiques datant de 2013. «Si on prend les 200 alambiques recensées en les multipliant aux sept emplois. Cela nous donnera 1400 emplois directs. Ce n’est pas peu», fait-il savoir.
«Je pense qu’ici 75% de la population active vit grâce à la production des huiles essentielles», a-t-il ajouté, revendiquant une quinzaine des paysans qu’il fait travailler dans son entreprise. Mohamed Dhihari Majani refuse l’idée selon laquelle le pays ne dispose pas de la richesse. «Vous avez vu la personne qui est venue toquer la porte quand on faisait l’interview. C’est un de mes fournisseurs. Lui seul m’a vendu 900 kilos d’huiles distillées. Avec l’air modeste qu’il affiche. Je lui dois donc 100 millions de nos francs. Et il n’est pas le seul. Ici, il y a de l’argent. Le problème, c’est qu’il est sous les nattes de ces gens-là, sans qu’ils sachent quoi faire après. Le taux de bancarisation étant extrêmement faible dans l’île», a-t-il confié. Les affaires sont loin d’être un long fleuve tranquille pour ce natif de Mirontsi (localité proche de Mutsamudu). Au-delà de l’omerta entretenue dans la filière, il pointe du doigt un régime fiscal, à ses yeux extrêmement onéreux. «Ce n’est pas pour indexer l’Etat mais le fisc est très cher. Vous imaginez une jeune entreprise d’une petite taille comme la nôtre, avec derrière des nombreux taxes à payer par mois pour certaines et par an pour d’autres», a-t-il fait savoir.
Et de poursuivre que «pour l’exportation, la douane taxe 1% du prix d’achat du produit pour chaque expédition. Pour une entreprise comme celle-ci, c’est difficile, car il arrive un moment qu’on accumule les produits ici, faute d’avoir l’argent pour s’acquitter des frais douaniers».
M. Dhihari Majani lance un appel aux jeunes comme lui à s’investir en masse dans l’exploitation des produits de rente. Mais pour en arriver, le patron de HE Océan Indien appelle à briser les murs empêchant l’accès aux marchés internationaux. «Pourquoi pas une société d’Etat d’exportation des huiles essentielles. En plus de la valeur ajoutée. Cette société d’Etat contribuera à baisser le chômage dans le pays. L’Etat par la suite, reprendra en main une fabuleuse filière à l’abandon, pourtant source de devises», a-t-il suggéré. Notre visite s’achève sur la route qui mène à Jimlimé, à quelques kilomètre de la ville de Bambao Mtsanga, dans une unité de distillerie, la quinzaine, parmi celle où il passe le plus clair de son temps.
M.Mbaé