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Le Lycée S. Mohamed Cheikh peut-il retrouver ses lustres d’antan?

Le Lycée S. Mohamed Cheikh peut-il retrouver ses lustres d’antan?

Éducation | -   Abdou Moustoifa

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Ouvert sous l’ère coloniale, le Lycée Saïd Mohamed Cheikh (Lsmc) de Moroni a été, durant de longues années, le principal lieu de formation de l’essentiel des membres de la toute première élite comorienne. Plusieurs générations se sont, au fil des années, succédées dans cet établissement qui couvrait la sixième à la terminale. Tous les “enfants” des quatre îles de l’archipel s’y côtoyaient. Depuis les années 2000, la médiocrité des résultats enregistrés, aux examens nationaux surtout, l’insécurité permanente, le délabrement avancé des locaux etc., montrent si besoin est, qu’à l’évidence, le “lycée de référence” n’est plus ce qu’il était. Comment le Lsmc a-t-il pu tomber si bas? Où sont les responsabilités? Que faire pour redonner à cet ancien haut lieu d’apprentissage, de sciences, de Culture et de patriotisme ses lettres de noblesse.

 

La scène est insolite. Certains l’ont qualifié, tout simplement, d’incroyable. Il est vrai que c’est du jamais vu. Il est 10h ce  matin, ce mercredi 20 juin 2018. Le lycée Saïd Mohamed Cheikh de Moroni est transformé… en marché. A l’entrée, des élèves vendent des produits agricoles tels que de la banane et de papaye.
La raison de cette forme de manifestation plutôt inédite? Ils réclament le remplissage de leurs bulletins de notes de l’année qui venait de s’achever et boudés par les enseignants qui, eux, demandaient, pour le faire, le versement de reliquats de salaire de 2017. “L’argent  que nous allons récolter sera remis au gouvernement qui pourra, ainsi, payer nos enseignants qui consentiront, ainsi, à remplir nos bulletins”, ironisait, un élève “vendeur” et membre du Collectif des étudiants et élèves comoriens du secteur public (Cecsp), une organisation qui milite pour les droits publics.
Derrière cette démonstration qui a pu paraitre bon enfant à certains, se cache, cependant, un problème bien plus grave : celui de la chute vertigineuse du niveau de l’enseignement dans cet ancien établissement de l’excellence, un “lycée d’Etat”. L’acte lui-même en dit long. Le “lycée de référence” qui a vu défiler près de 80% des membres de l’élite comorienne, parmi lesquels l’actuel président de la République, s’est-il mué, fait rarissime dans l’histoire de l’éducation du pays, en… marché? Il a fallu attendre le 30 septembre, pour que le syndicat des enseignants consente à remplir les bulletins après être parvenu à un accord avec le ministère de l’Education nationale. Soit… trois mois après la fin des examens du troisième trimestre.

Voie de garage
 
Une chose est sûre, la déliquescence du lycée de Moroni n’a jamais été un secret pour personne. La descente aux enfers s’est faite au jour le jour, au vu et au su de toutes et tous. Les raisons sont, évidemment, multiples et diverses. “Un malheur ne venant jamais seul”, comme averti le proverbe, les mauvaises choses se sont empillés au fil du temps.
A commencer par l’absence de contrôles exigés aux élèves qui s’y inscrivent. La première sélection à laquelle on a eu recours, sous les années de gloire de l’établissement, se focalisait sur l’organisation d’un concours d’entrée en sixième. Avec cet excellent tamiseur, seuls les jeunes d’un niveau certain pouvaient passer entre les mailles. “C’était un enseignement élitiste, plutôt sélectif. Par conséquent, le niveau était meilleur. D’où les bons résultats que l’on enregistrait”. Plus de 70% des cadres comoriens actuels les plus reconnus seraient passés par cet établissement. “Ce fut en plus un principe d’égalité de chances qui a permis, en outre, l’ascension sociale d’enfants de familles de conditions modestes”, soutient l’ancien élève et professeur de l’établissement et, actuellement, propriétaire d’un établissement d’enseignement privé à Moroni, Ismael Ibouroi.


Force est de constater que les dispositifs d’antan n’ont plus cours, aujourd’hui. De l’avis de certains, le Lsmc de Moroni est, tout simplement, devenu avec le temps un lieu de repli pour les élèves “convaincus de ne pas pouvoir aller loin dans les études”.

Une cachette, pour ne pas dire une voie de garage voulue et ouverte à tout et à n’importe quoi : “lassés par les redoublements à répétition ailleurs, des jeunes viennent, ainsi, y gonfler des effectifs déjà pléthoriques et ingérables et plongent un peu plus, par la même occasion, le niveau général de l’enseignement dans les abysses”, acquiesce un enseignant.

“Sans niveau ni volonté”

Cet autre professeur d’anglais qui a passé toute sa carrière dans l’établissement n’en pense pas moins : “Nombre d’écoles privées recrutent n’importe quoi et à tout va car elles cherchent, juste, à attirer l’argent des écolages. Aucun contrôle de niveau n’est effectué. Il suffit d’être régulier dans le paiement pour passer en classe supérieure. Lorsque les parents constatent les dégâts et n’en peuvent plus de payer, l’élève éjecté prend la direction de Saïd Mohamed Cheikh. Il falsifie son dossier d’inscription et débarque avec, naturellement, ses milliers de lacunes. Même chose pour ceux qui ont raté le Bepc et dont les moyennes s’avèrent catastrophiques. Toutes ces catégories d’élèves viennent sans niveau ni volonté. Au final, c’est le lycée qui en pâtit en accumulant les résultats médiocres aux examens”, analyse, Athoumani Amed, qui après avoir enseigné pendant dix huit ans, a pris sa retraite l’année dernière.

Saviez-vous ce qui se passe si vous donnez un exercice à faire à la maison? Interroge notre interlocuteur : “C’est simple, répond-il : au moment de rendre l’épreuve vous vous retrouvez avec une classe quasi vide. Les élèves qui se seraient trouvés, comme par hasard, dans la salle, préfèrent s’éclipser vite fait”, témoigne-t-il.
Il arrive, certes, que des grèves perturbent les cours et concourent à la baisse du niveau, mais, à son avis, cela ne peut pas être considéré comme la principale raison du mauvais niveau des élèves. “En faite, beaucoup trop d’élèves débarquent avec rien et sont incroyablement négligents”, lâche Athoumani Ahmed.

Diplôme à tout prix,
enseignant... “en attendant mieux”

Ancien ministre des Finances, Housseine Cheikh Soilih a été président de la coopérative scolaire du lycée au moment de la fameuse “Grève de 68”. Il n’oublie jamais les efforts que beaucoup d’élèves de sa promotion déployaient pour, par exemple, suivre l’actualité du monde avant d’aller en cours. Passionnés de lecture et d’écriture, ils sont allés jusqu’à sortir un journal du nom de L’Echo du lycée, alors qu’ils étaient en classe de 4ème. Cet ancien directeur général d’une grosse entreprise publique est convaincu que cette activité diverse a contribué à la formation des élèves, puis des étudiants qu’ils étaient et, plus tard, des cadres de qualité qu’ils sont devenus.
Et la liste des causes du déclin s’allonge.
De l’avis d’Aboubacar Ben Saïd Salim, lui aussi ancien élève à Saïd Mohamed Cheikh, professeur et écrivain*, “les enseignants ont une part de responsabilité dans la chute”. Selon lui, les maux qui ont rongé cet établissement de référence seraient, dans une large mesure, liés au mode de recrutement des enseignants. A son avis, l’éparpillement de plus en plus important de jeunes Comoriens dans des pays divers pour y suivre des formations, histoire, dit-on, de pouvoir pallier rapidement à la pénurie de cadres, aurait son revers : la naissance d’une méfiance entre cadres qui serait, à son tour, à l’origine d’une recherche effrénée de diplômes à tout prix et à n’importe quel prix avec son corolaire malheureux : une multiplication des indélicatesses sous des formes diverses. “Depuis un moment, la falsification des diplômes, les tricheries de tout genre ont tendance parfois à prendre le pas sur la recherche de compétences. Avoir “son” diplôme à tout prix est, trop souvent considéré comme une nécessité qui supplante jusqu’au sérieux et à l’honnêteté”.


Par ailleurs, s’inscrire à l’Education nationale est devenu non pas une vocation, un besoin de servir ou encore moins, une passion mais, tout simplement, la voie la plus facile pour accéder à la Fonction publique. De plus en plus de diplômés – les vrais et les autres – l’empruntent dans l’optique de se voir, rapidement, nommés à un autre poste “tranquille” dans l’administration publique. “Pour beaucoup, c’est devenu un métier de passage, un créneau pour devenir fonctionnaire”, déplore Aboubacar Saïd Salim.


 


Dans cette course sans concession pour le recrutement, celui qui a fait des études d’économie peut se transformer, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, en professeur de mathématiques, le philosophe peut se tourner, sans état d’âme, vers le français ou l’histoire avec toutes les conséquences qui en découlent, regrette son  collègue, Ismael Ibouroi, qui lance, dans la foulée : “Quand on sait que l’éducation des plus jeunes est au centre de toute ambition de développement, on imagine aisément les dégâts que cela peut entrainer”.

“Bon vieux temps”

Revenant à la charge, l’ancien directeur des études à  la Banque centrale des Comores, Housseine Cheikh, soutient, également, que la rigueur et la discipline auxquelles les élèves étaient astreints ont joué un grand rôle dans le maintien d’un bon niveau d’enseignement. “L’internat obligeait à se forger. Une fois sortis de la classe, nous avions largement le temps de réviser nos cours. Les surveillants et les proviseurs faisaient leur travail sans laxisme aucun. Nul n’avait le droit de sortir en dehors des horaires autorisés. Les enseignants étaient rigoureux et méthodiques, sans oublier qu’ils avaient les compétences requises…”.
Avec Aboubacar Saïd Salim, il se rappellent combien le Lsmc de Moroni était un endroit agréable : “Il y avait tout. On y apprenait à nager, à conduire des vélos, à jouer au tennis, les bibliothèques étaient régulièrement mis à jour, les exercices en laboratoire nous aidaient à comprendre ce que nous apprenions quelques heures plutôt en classe. Dans ces conditions, les résultats ne pouvaient qu’être bons”, admettent-ils. En fait, l’essentiel des ingrédients pour faire des pensionnaires du lycée, les meilleurs, était réuni.
Une époque bien révolue. Désormais, tous les ans à la publication du palmarès de la réussite au baccalauréat par établissement, le Lsmc se contente d’égrener les mauvais chiffres. Souvent classés meilleurs établissements publics, il arrive, cependant, au mieux, aux environs du… dixième rang.

Discipline, rigueur,
conditions de travail

Aujourd’hui, l’absence de rigueur dans la gestion de ce lycée qui compte jusqu’à mille quatre cent élèves pour près de deux cent enseignants, est un handicap majeur soulevé par Athoumani Ahmed qui se demande comment la discipline peut régner avec seulement… deux surveillants. “Dès fois, le professeur commence son cours pendant que des élèves restent dehors. Dans cet établissement si étendu, il est quasi impossible d’avoir recours au service d’un surveillant en temps utile”, ajoutera-t-il. Sans encadrement, les élèves sont, donc, livrés à eux-mêmes. Ils peuvent faire tout ce que bon leur semble.
Que dire des conditions de travail. Là encore le constat est unanime. “Tout est dans le rouge”. Dans cet établissement de 4,5 hectares, il n’existe “aucun dispositif particulier de sécurité”, s’accordent à dire tous nos interlocuteurs. Les efforts menés par certains proviseurs, chacun en son temps, pour mettre ne serait-ce qu’un semblant d’ordre et de sécurité, ont, rapidement, fait long feu sous le poids des effectifs, des habitudes ancrées depuis des décennies et de l’indifférence des pouvoirs publics.
L’endroit est, il est vrai, trop souvent transformé en raccourci pour personne pressée. Des inconnus, dont, semble-t-il, des propriétaires de maisons construites dans le proche voisinage – parfois même en plein dans le domaine public – le traversent allégrement matin, midi et soir. De même, des élèves y viendraient juste pour frimer, voir les copains, se divertir, etc. A tel point, qu’il serait nullement exagéré de dire que pour une partie d’entre eux, l’établissement est, juste, un lieu de rencontre entre copains.
Le délabrement des infrastructures pose, par ailleurs, un sérieux autre problème. En période de mauvaise météo, certaines salles sont inondées. “Le moindre vent peut enlever des pans de toiture et des cours doivent être suspendus”, témoigne Athoumani Ahmed.
Comment redonner au lycée Saïd Mohamed Cheikh, son prestige d’antan? Les solutions à la disposition des acteurs du secteur éducatif semblent nombreuses et variées. L’écrivain Aboubacar Ben Saïd Salim fait état, notamment, d’un projet de l’Agence française de développement (Afd) et de l’Union européenne de reconstruire le lycée.

Il y’a urgence

Mais, s’il est vrai qu’un meilleur cadre de vie peut être un facteur concourant à un rehaussement général du niveau de l’enseignement proposé – notamment en mettant les enseignants et les élèves dans de meilleurs conditions de travail – nos interlocuteurs sont conscients que cela ne saurait suffire.
Il faudra, également, revoir les critères de recrutement des enseignants et, “surtout, s’y en tenir rigoureusement”. Les enseignants seront-t-ils payés correctement ou devront-ils, parallèlement à leur travail au lycée, continuer, comme c’est souvent le cas actuellement, à assurer des cours dans le privé pour “aider à boucler les fins de mois” avec les conséquences que cela peut avoir sur leur disponibilité et donc sur la qualité de l’enseignement prodigué?
De même, les pouvoirs publics et la société civile doivent prendre conscience de leur responsabilité et être poussés à faire leur boulot en prenant en charge leur part dans l’œuvre de redressement. Housseine Cheikh Soilih, soutient que si l’on veut pouvoir reprendre le contrôle de la situation, il faudrait commencer par le commencement.


“L’accès au lycée doit être sélective quitte même à organiser un concours d’entrée pour les élèves et à revenir à des critères plus rigoureux dans le recrutement des enseignants au niveau de l’enseignement public de manière général”. “Pédagogie, rigueur, salaires et exigence de résultats” devraient être les maîtres-mots”.

 


 


Pour sa part, Athoumani Amed suggère le recyclage, “dans l’urgence”, des enseignants de toutes les disciplines. Très remonté, l’ancien enseignant exhorte les autorités à “éviter les recrutements abusifs et clientélistes et à arrêter de considérer le Lsmc comme ce ramassis d’élèves et d’enseignants venus de nulle part pour gonfler les effectifs”.

Les recrutements “politiques” impactent très négativement sur les cours et donc sur le niveau des élèves.

En effet, des professeurs qui se disent “protégés en haut lieu” respecteraient rarement le nombre d’heures fixées par le règlement car ils savent qu’ils ne seront nullement inquiétés pour cela et qu’à la fin du mois ils toucheront, dans tous les cas, la totalité du salaire, croit savoir Ismael Ibouroi. Face à tant de difficultés qui plombent l’enseignement public, l’ancien professeur de philosophie au lycée Saïd Mohamed Cheikh se demande si l’Etat n’était pas ent rain, tout simplement, d’abandonner une de ses missions régaliennes, à savoir la formation du citoyen”.

Sentiment national
 
Le lycée de Moroni a été créé en 1957. A cette époque-là, les Comores, à l’instar d’autres pays africains, étaient encore sous la colonisation française. Ce pays assurait l’essentiel des charges. Le choix des enseignants et des programmes, la fourniture et la maintenance des équipements et des infrastructures, etc.

Un pan d’histoire que nos interlocuteurs se rappellent. “Le Lsmc était un lieu de l’excellence, il fut la référence au niveau de la région de l’Océan indien. D’ailleurs des élèves venaient de Madagascar et des autres îles voisines pour y apprendre”, se remémore Aboubacar Saïd Salim.
Une fois obtenu le concours d’entrée en sixième, les écoliers intégraient, alors, le lycée après une sélection rigoureuse. Les élèves venus des quatre îles, grâce à l’existence du système d’internat, s’y retrouvaient et vivaient ensemble. “Cette vie commune” aurait fait naître, toujours de l’avis de l’écrivain, une communauté unie par les mêmes principes ce qui a aidé à renforcer l’identité comorienne. “Une solidarité des générations, un sentiment d’appartenance à un seul pays, une seule communauté sont les principaux avantages que le pays a tiré à cette époque”, admet, dans la même lancée, Ismael Ibouroi.

1968

Housseine Cheikh Soilih, élève à Saïd Mohamed Cheikh entre 1962 et 1968, prête un autre rôle à cette vie commune entre les jeunes du pays. “Nous étions imprégnés d’idées de progrès et animés par la soif de liberté nationale. Nos leaders de prédilection étaient, Julius Nyerere, alors président de la Tanzanie ou encore l’Egyptien, Gamal Abdel-Nasser. Nous suivions des radios comme l’Ortf, Le Caire, la Swauti ya Tanzania, etc. Nous étions, donc, devenus sensibles et réceptifs aux mouvements indépendantistes qui secouaient plusieurs pays du monde”, se souvient-il.

“Bien informés et aguerris”, les jeunes Comoriens devaient faire la démonstration de leur maturité un jour de 1968. Cette année, un vol de la compagnie Air-Comores a crashé tout près de la piste de l’aéroport situé à coté du lycée. Les élèves partent instantanément au secours des passagers. “Un des passagers est mort dans mes bras ne sachant pas quoi faire, puisque nous n’avions aucune notion de secourisme”, se souvient, encore, Aboubacar ben Saïd Salim. Malheureusement, un journaliste français de la radio accusera les jeunes Comoriens de “n’être pas venus pour secourir les blessés mais pour leur faire les poches”.

Cette incroyable allégation sera à l’origine du premier grand mouvement de protestation des élèves du Lycée de Moroni à savoir, la fameuse “Grève de 68”. Une manifestation monstre a éclaté. Dans la foulée, le ras-le-bol, contre les méthodes du colonisateur gagne l’ensemble du territoire. Depuis, analyse Aboubacar, une certaine confiance en eux-mêmes était née dans les cœurs des élèves. Les langues se délièrent pour dénoncer le racisme ambiant de certains professeurs, revendiquer un enseignement de qualité, entre autres.
Aux yeux de beaucoup ce mouvement historique fut le prélude au développement du sentiment anti-français qui, sept ans plus tard, devait déboucher sur l’indépendance du pays.
Tout cela est venu du décidemment bien… jadis très glorieux Lycée Saïd Mohamed Cheikh de Moroni. La question, désormais, est de savoir : “Allons-nous laisser mourir la mémoire?”

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