Il y a des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire, mais qui réveillent une mémoire collective. L’éducation du fouet, le nouvel ouvrage d’Azhar de Youssouf, appartient à celles-là. Plus qu’un récit autobiographique, il est un miroir tendu à toute une société, celle des Comores mais aussi bien au-delà qui, un peu trop souvent, lie l’apprentissage et la souffrance, l’autorité et la peur. Dans cette oeuvre, l’auteur ne se contente pas, seulement, de décrire une enfance marquée par les châtiments corporels, il en fait l’analyse.
Il ne parle pas «d’éducation au fouet» mais bien «du fouet», comme pour souligner que cet instrument n’était pas un simple auxiliaire de l’enseignement, mais un véritable maître à part entière. «Dans mon parcours, le fouet n’était pas un simple instrument de correction : il était devenu le véritable maître, l’autorité invisible qui orientait gestes, comportements et apprentissages», écrit-il. Une formule choc qui dit tout. Le fouet n’était pas là pour accompagner l’éducation, il aurait été, lui-même, l’«éducation».
«Douleur physique et honte écrasante»
Certains passages frappent par leur intensité. A la page 65, Azhar Youssouf se remémore de cette gifle qui lui a été assénée en classe de CE1, la troisième année du primaire. Une claque d’une violence telle, qu’elle lui fit perdre tout contrôle de son corps et lui causa une humiliation devant ses camarades. «Lorsqu’elle réussit finalement à m’attraper, elle me gifla avec une force qui me fit tourner la tête. L’impact fut si violent que, sous le choc, je sentis une chaleur se répandre dans mes jambes. Une sensation d’humiliation totale me submergea lorsque je réalisai que je venais d’uriner en classe, devant tous mes camarades. La douleur physique de la gifle était intense, mais ce n’était rien comparé à la honte écrasante qui s’abattit sur moi à cet instant», se rappelle-t-il encore des dizaines d’années plus tard.
Ce n’est pas seulement un souvenir personnel, c’est le symbole d’une pédagogie qui, sous prétexte de contribuer à former, brisait la confiance et écrasait la dignité.
Plus largement, Azhar de Youssouf décrit un climat où «l’angoisse était une compagne constante pour les enfants». Le fouet n’était pas qu’un instrument de «correction», il était la traduction physique d’une culture éducative basée sur la crainte. Bien que l’auteur soit, aujourd’hui, conservateur au musée de la monnaie de la Banque centrale des Comores, il fait part d’une enseignante qui lui aurait «fait vivre l’enfer» en quatrième année du primaire au point qu’il a dû quitter l’école au troisième trimestre. De retour à la l’école l’année suivante, il a été obligé de s’inscrire en troisième année dans la mesure où c’est la même maitresse qui devait l’enseigner.
L’auteur se défend, cependant, de livrer un récit à charge et que son intention n’est pas de condamner des figures particulières, parents, enseignants, «fundi», mais de mettre en lumière un système. Il soutient même que ces méthodes, aussi brutales soient-elles, ont pu forger, chez les élèves, une forme de détermination, une résistance intérieure. «Je me souviens encore de la douleur aiguë de ces punitions, mais aussi de la détermination qu’elles suscitaient en moi pour éviter de nouvelles erreurs», écrit-il volontiers.
Ce balancement constant entre dénonciation et reconnaissance rend le livre, parfois, humain. Loin du règlement de comptes, L’éducation du fouet cherche à comprendre, à interroger, à ouvrir un débat.
Ce qui est sûr, c’est qu’à travers ses pages, Azhar de Youssouf pose des questions qui résonnent encore dans nos sociétés. Peut-on éduquer par la peur? Quelles traces ces pratiques ont-elles laissé chez les générations passées? Comment construire une pédagogie nouvelle qui serait débarrassée des humiliations et respectueuse de l’enfant? Si le livre ne donne pas de réponses toutes faites, l’auteur semble soucieux de tracer des pistes : «si l’éducation reste la clef de notre avenir, elle ne saurait s’épanouir dans la peur. Il est temps, peut-être, de désarmer le fouet», propose-t-il.
Des pistes de reflexion
Au-delà de l’expérience personnelle, L’éducation du fouet s’inscrit dans la mémoire culturelle des Comores. Il rappelle les écoles coraniques d’antan, les classes austères, les fundi (enseignant) sévères, mais aussi les valeurs qui se transmettaient à travers elles. Ce livre devient ainsi une archive vivante, une pièce de mémoire partagée qui, à la fois, éclaire sur le passé éducatif du pays et sur ses défis contemporains. Azhar de Youssouf signe un texte à la fois intime et universel, qui interpelle autant le lecteur comorien, africain et tout homme de Culture et d’éducation sous toutes les latitudes.
Il nous rappelle que l’éducation n’est jamais neutre, qu’elle marque les corps, façonne les esprits et oriente les destins. En choisissant un titre volontairement dérangeant, l’auteur a pris le risque de heurter. Mais ce risque peut se révéler salutaire en nous obligeant à regarder en face un héritage désormais presque unanimement considéré comme douloureux, et à réfléchir, ensemble, à d’autres manières d’apprendre et de transmettre. Ce livre est une claque. Mais une claque qui «ouvre les yeux».