Beaucoup a été dit et beaucoup a été écrit sur les grandes étapes qui ont marqué la vie de Mroudjae, comme on avait pris l’habitude de l’appeler. Je vais me contenter, dans cette modeste contribution, d’esquisser une analyse succincte de son action culturelle, socio-économique et politique en tant que maître (Fundi) et en tant qu’homme public (Mnatrengweni). Pour y parvenir, j’ai pu bénéficier du soutien précieux de toute sa famille et d’autres personnalités, non les moindres, lequel m’a permis d’enrichir les premiers axiomes. Qu’ils trouvent exprimée ici, toute ma reconnaissance.
Des origines familiales parsemées de noblesse
Mroudjae a eu la chance d’être issu de deux lignages matrilinéaires prestigieux des Comores : les Wenya Tsendza et les Wenya Fe Djimba, côté utérin et les Wenya Rume côté père. Les premiers, sont bien assis socialement et économiquement, dans la cité princière Inya Pirusa de Moroni, grâce à la personnalité légendaire de Charifou Abdallah. Ce dernier était parvenu, comme Mroudjae, à tisser des liens de fraternité et d’amitié avec l’ensemble des Comoriens, notamment les lettrés, et avec les visiteurs de marque, de passage aux Comores, à l’image du Résident français, Henri Pobéguin dans les années 1898.
Les seconds, Wenya Rume, lignage de son père Mroudjae Choiezi, étaient originaires d’une autre cité princière, hinya Mdombozi, de Fumbuni. Ce fut un grand lignage de guerriers aux temps des sultanats (XVIe-XIXème siècle). Leur engagement sans faille, dans les affrontements traditionnels de l’époque, impliquant la région du Mbadjini, a fait d’eux un véritable rempart, dans toutes les cités du Sud de Ngazidja. Il me semble que ce sont les Wenya Rume qui ont légué à Ali Mroudjae son esprit guerrier et patriotique.
Né en 1936 à Moroni, il est le père de huit enfants dont trois garçons et cinq filles qu’il a eu avec trois épouses, conformément aux préceptes islamiques. En effet, il était fin connaisseur de l’Islam, grâce à son oncle maternel Nourdine Charfou Abdallah dont la vie quotidienne était rythmée par l’apprentissage d’une éducation religieuse conséquente. Dès son jeune âge, Mroudjae aimait raconter à ses proches la grande bataille des Musulmans de Badr en 624 de notre ère. Il s’agit là, d’une façon pour lui de privilégier, dans toute action, comme le prophète Mohamed à Badr, bénédiction et paix sur lui, l’engagement moral et la volonté politique.
Un bâtisseur de savoirs
Après de brillantes études aux Comores, à Madagascar et en France, il en sort avec le grade académique d’Inspecteur de l’enseignement primaire. Il servit beaucoup le Monde de l’enseignement de l’Archipel, dans les années 1960 et 1970 tout en menant, parallèlement des activités culturelles dans l’Association des Jeunes Comoriens (AJC), en compagnie de jeunes étudiants et cadres contemporains : Said Bacar Said Tourqui, Mahamoud Mze Ali, Toyb Dada, Bafakih Dahalani, etc. Créée en 1957, l’AJC est l’ancêtre des associations culturelles modernes. Ce fut la tribune des jeunes intellectuels et des lycéens épris de liberté et de fraternité... Les activités sportives, les débats sur les traditions ancestrales, l’alphabétisation de la population, la transcription du comorien en caractère arabe étaient au centre de leurs préoccupations.
Fidèle en relations, Mroudjae a compris très tôt que sans s’impliquer dans la vie politique, le programme de l’AJC n’aura pas suffisamment d’écho, parmi la population. C’est pourquoi avec Damir Ben Ali, Abbas Doussouf, Mouzaoir Abdallah, entre autres, il prit activement part à la création du club des 10, dans les années 1960, ancêtre du parti « Rassemblement Démocratique du Peuple Comorien (RDPC) », alias Parti Blanc. Crée le 9 septembre 1968, il a servi de cheval de bataille, dans la lutte contre le conservatisme (Ubedjayiya), incarné par le Parti Vert. Il devint, par la suite, Ministre de l’Education, dans le Gouvernement du prince Said Ibrahim, après la mort de Said Mohamed Cheikh en 1970. Très attaché à la décentralisation de l’Ecole, il fut à l’origine de l’avènement des lycées à Mitsamihuli et à Fumbuni.
Bâtisseur de savoirs, Mroudjae fut également à l’origine de l’agrandissement du Lycée Said Mohamed Cheikh, dans les années 1971, 1972. La construction des bâtiments Sud a permis de tripler les effectifs des admis du très célèbre concours d’entrée en sixième.
Un parcours politique atypique
Loin du radicalisme idéologique à la mode, dans les années 1970-1975, mettant en exergue le marxisme et le maoïsme, il s’est engagé activement avec ses camarades politiques à la fusion des Partis Blanc et Vert (Udzima) en 1972, privilégiant ainsi le combat pour l’accession du pays à la souveraineté nationale. Avec le Parti Socialiste des Comores (PASOCO) du regretté Mbalia, lequel a lancé en 1968, le slogan « Que le Colon s’en aille » (Mkolo Nalawe), ils refusèrent de se laisser entraîner dans les querelles de paroisse du chef du parti Mdranda (l’Errance) d’Ali Soilihi. Ce dernier n’a pas hésité à fomenter un coup d’Etat le 3 août 1975 contre Ahmed Abdallah lequel venait de proclamer unilatéralement l’indépendance du pays, le 6 juillet 1975. La rupture politique est de taille.
Ce fut l’ouverture d’une ère d’instabilité politique dont les coups de force devinrent monnaie courante. Patriote, il n’hésita pas avec ses camarades à tenter la destitution d’Ali Soilihi, afin de rétablir les règles démocratiques traditionnelles de transmission du pouvoir par les urnes, héritées de la Colonisation. Il connut, malheureusement, la prison pendant trois ans, après avoir été le premier ministre des Relations extérieures des Comores Indépendantes. Sorti de prison après le coup d’Etat des mercenaires conduits par Bob Denard en mai 1978, il revint au sommet de l’Etat, en devenant, entre autres, premier ministre d’Ahmed Abdallah en 1982.
Ne pouvant pas supporter la dérive monarchique d’Ahmed Abdallah, il quitta son pouvoir et créa avec Said Hassan Said Hachim et Ali Bazi Selim le Parti Comorien pour la Démocratie et le Progrès (PCDP DJA MNAZi) en 1985. Ministre de la Production dans le Gouvernement Said Mohamed Djohar en 1990 à l’issue des premières élections démocratiques de l’après indépendance, il commença alors à initier des projets qui lui étaient chers.
Il voulait donner aux plus démunis les moyens financiers de survivre et de se développer, soit par les Sanduck, les Meck soit par la production et la vente de lait de vache.
Directeur de son Cabinet de 1990 à 1991, j’ai beaucoup appris en matière de gestion de la cité et de rigueur administrative. Sa mort, dans la matinée du 2 mai 2018, paix à son âme, nous prive d’une bibliothèque, jusque là vivante.
« Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours » Lamartine.
Par Moussa Said Ahmed, professeur en histoire et en civilisation comorienne à l’Université des Comores