Me Ibrahim Ali Mzimba, bâtonnier de l’ordre des avocats, il est à constater que la justice comorienne, plus particulièrement, le palais de justice de Moroni est devenu le centre de l’actualité ces derniers temps. Quel est l’état des affaires judiciaires?
L’état des affaires judiciaires interpelle tous le monde et pas seulement les praticiens du droit. Les organisations de défense des droits de l’Homme de différents horizons et la société civile s’organisent et manifestent tous les jours, ce qui est normal. Mais en ma qualité de bâtonnier, avec mes confrères, nous avons constaté une rupture de l’idée de la bonne administration de la Justice. Le juge que nous avons connu jusqu’à maintenant n’est plus le même. Cela fait 24 ans depuis que je travaille avec le monde judiciaire d’une manière directe où indirect, je trouve que les choses ont changé.
Que voulez-vous dire ?
En toute sincérité, cela veut dire que le juge que nous avons connu était très jaloux de son indépendance. Tout comme j’ai vécu avec des juges comme Cheikh Salim, Papa Ahamada, Abdou Saïd, juge Zaki, qui ne transigeaient pas avec l’indépendance de la Justice. Aujourd’hui, nous ne comprenons rien. Pour rappel, l’affaire Bic-Nicom, le juge s’est imposé comme juge souverain indépendant. Lorsque ceux qui dirigent le pays aujourd’hui étaient en prison, ce sont les juges qui prenaient les décisions sans tenir compte des avis du pouvoir ou de qui que ce soit. Ils réagissaient tout simplement en fonction du droit et sur les requêtes des avocats. Aujourd’hui, je constate une certaine frilosité du juge, ce qui est vraiment dommage.
Et que pensez-vous des personnes poursuivies de détournement de fonds, de corruption, de forfaiture, faux et usage de faux et d’usurpation de fonction dans le cadre du programme de citoyenneté économique?
Cette affaire de détournement des fonds du programme de citoyenneté économique est une affaire grave. Je pense qu’il est nécessaire que les responsables politiques et tous ceux qui gèrent les deniers publics de l’Etat rendent des comptes à la Justice et aux citoyens de leurs actes. Mais, dans le cas bien précis du programme de la citoyenneté économique, il faut distinguer deux temps. D’une part, ceux qui sont poursuivis dans le cadre du vote de la loi elle-même : forfaiture et usurpation de fonction, c’est le cas du député Ibrahima Mhoumadi Sidi. Et ceux qui sont poursuivis pour détournement de l’argent issu de ce programme. Le premier cas relève d’une ineptie juridique. Cet homme est poursuivi pour avoir «usé de toutes les astuces » pour faire voter cette loi selon ses détracteurs. Pourtant, cette loi est validée par la Cour constitutionnelle, promulguée par le chef de l’Etat et utilisée par trois présidents successifs. Comment peut-on retenir une infraction contre cet ancien député ? C’est une absurdité énorme. Mais puisque la loi a été votée par des moyens détournés, pourquoi donc devient-elle une loi de l’Union des Comores? Pourquoi n’est-elle pas abolie ? Le seul fait que cette loi est reconnue et appliquée par le pays écarte toute possibilité de poursuite à l’endroit de ce député. En gros, ce député est victime d’ostracisme juridique. Ce qui n’est pas honorable pour une Justice qui se veut respectable.
Et pour le deuxième cas ?
Pour le deuxième cas, ceux qui sont poursuivis pour détournement d’argent issu de ce programme, la situation est différente. Il n’y a pas lieu de poursuivre pour manque de base légale. Le délit supposé être commis par l’ancien président Sambi est régi uniquement par la loi d’avant celle de 2014, c’est-à-dire la loi anti-corruption. Dans ce cas, il y a prescription, c’est-à-dire extinction du délit dont la prescription dans l’ancienne loi était de trois ans, si j’ai bonne mémoire.
Il s’agit ici d’un point fondamental puisque la prescription tout comme le principe de la non-rétroactivité de la loi est directement intégré dans l’ordonnancement juridique en droit comorien. Or, on constate que l’ancien président Sambi est poursuivi sous l’emprise de la loi nouvelle, la loi anti-corruption qui n’existait pas au moment de la commission de l’infraction supposée. Il n’est point possible de déroger le principe de la prescription et surtout de déroger au principe de la non-rétroactivité de la loi qui est un principe d’ordre public. En gros, il y a défaut de procédure, or la procédure est la mère du droit. Il n’y a pas de procédure, il n’y a donc pas de droit.
Mais, Monsieur le bâtonnier, tout de même, deux plaintes ont été déposées contre l’ancien président Sambi en 2012 par Houmedi Msaidié et récemment, le 24 avril dernier par le collectif de 600 citoyens?
Certes oui, mais ces plaintes ne constituent pas une base légale suffisante pour justifier une poursuite, tout simplement parce qu’il n’y a aucun acte de procédure engagé avant le vote de la nouvelle loi anti corruption. Une plainte n’est pas un acte de procédure. Il y a acte de procédure lorsque l’action publique est engagée, c’est-à-dire, une convocation officielle du parquet ou du juge d’instruction. Les informations que j’ai en ma possession, ni le président Sambi, ni le député Dossar, n’a été convoqué avant 2018. On ne peut en aucun cas s’appuyer sur ces plaintes pour justifier la rétroactivité de la loi et la non-extinction du délit. Il faut noter, et c’est une précision de taille, que les faits aujourd’hui qualifiés de crime dans la nouvelle loi, étaient qualifiés de délit avec une prescription de trois ans dans l’ancienne loi d’avant 2014. Aujourd’hui, la loi anti-corruption requalifie le délit de détournement en crime avec une prescription de vingt ans.
Et que pensez-vous de la levée de l’immunité parlementaire faite à l’encontre du député Mohamed Bacar Dossar, seul élu concerné dans cette affaire?
Je pense que le débat est faussé. On parle de quorum atteint ou pas atteint, ou de majorité ou de minorité pour la levée de l’immunité, pourtant il est simplement question de prescription. La levée de l’immunité dans ce cas précis n’a pas lieu d’être dans la mesure où les faits incriminés sont prescrits depuis longtemps. Il n’est pas question de préjuger si les faits invoqués ont été commis ou non, il est tout simplement question de procédure.