C’était un Huron, mais un Huron juriste. Qui plus est publiciste ! D’aussi loin qu’il puisse venir, il s’était déjà acclimaté aux subtilités de la science juridique. Toujours prompt à se cultiver, il me disait toujours : “ce qui m’intéresse dans le droit, ce n’est pas tant ce qui est figé. En général c’est connu, accepté et partant, sans véritable incidence. Non, moi je me délecte de l’inédit. Celui-là même qui pousse le juriste, en plus d’apporter des explications, à devoir prendre position”. La tournante allait être une occasion de nourrir sa curiosité.
En effet, quelques années plus tard profitant de nos retrouvailles à Moroni où je l’avais convié, il m’interpella : “cher ami, votre constitution regorge de singularité. Spécialement votre présidence tournante ; quelle belle idée d’équité ! Rendez-vous compte, pour que les préoccupations de chacun soient toujours celles de l’Etat, chacun aura, tour à tour, le droit de le diriger”. Face à son enthousiasme, je ne pus cacher mon scepticisme : “équité vous dîtes ? Difficile de voire de l’équité dans un dispositif qui suppose l’idée selon laquelle : à chacun ses préoccupations ! à chacun son tour !” Il m’interrompit : “au moins, cette idée du chacun son tour assure l’égal accès des comoriens d’où qu’ils viennent à la présidence. Cela a effacé les sentiments d’exclusion. Or, l’on sait que ceux-ci font le lit du séparatisme. Vous ne saurez l’ignorer !”
“Vraiment ? lui rétorquai-je. Regardez de plus près, vous verrez que c’est le contraire. Un peu comme les esprits dans votre tribu, l’exclusion est partout dans la constitution incognito. Celle-ci l’organise méthodiquement dans chaque alinéa de chaque article. L’on exclut parmi les éligibles à la présidence. L’on exclut aussi parmi les électeurs aux élections primaires. L’on exclut encore dans l’ordre de succession en cas de vacance du président. La tournante n’a pas effacé le sentiment d’exclusion, elle l’a institutionnalisé.”
Des anciens, notre Huron a appris à ne jamais fléchir. Jamais à court d’arguments, il me ramena de la lettre à la pratique : “qu’importe, affirma-t-il, l’exclusion a toujours été pratiquée dans votre pays avant 2001. Pourquoi l’imputer à la tournante ? Vous l’avez déjà dit, ce ne sont pas les institutions qu’il faut changer mais la politique des hommes”. Il est vrai, mais j’ai dû préciser que : “hélas, les institutions sont plus fortes que les hommes. Surtout quand elles sont mal faites.
Rien ne servira d’avoir des hommes vertueux si les institutions sont profondément viciées. Même le plus grand démocrate deviendrait le Roi-Soleil s’il devait composer avec la monarchie absolue. Pourtant, il est fort probable que le Roi-Soleil eut pu être le plus grand démocrate dans une monarchie constitutionnelle. Avant de compter sur l’intégrité des hommes, il faut purger les dispositifs qui contribuent à les rendre encore plus vils. Et la tournante est de ceux-là”.
À ces mots, mon ami glissa presque comme une évidence : “et la stabilité alors ? Depuis 2001 aucun coup d’État n’est à déplorer. La tournante vous a apporté l’alternance électorale. Mieux, elle vous a apporté l’alternance pacifiée”.
“Beaucoup de mes compatriotes, lui dis-je, partageraient sûrement votre constat. La stabilité c’est un peu notre lot de consolation. Pour ma part, je ne sais que trop difficilement me contenter du moindre mal. Cette stabilité que l’on claironne à en perdre haleine n’est qu’une autre manière de nommer l’immobilisme”.
Le visage plissé, la curiosité du Huron laissa place à l’agacement : “pourquoi alors ne pas la supprimer” ? Je redoutais cette question mais je concédai : “à dire vrai, je n’aurais guère de larmes à verser sur la disparition de la présidence tournante. Seulement, il semblerait que ce ne soit jamais le moment. Je doute que celui-ci arrive un jour. Il y aura toujours un cycle à finir qu’il ne faut pas interrompre.
Ce qui emmènera toujours un cycle qui débute qu’il ne faut pas empêcher. Pas maintenant, disent-ils, il y a Anjouan puis Mohéli. Pas demain, diront-ils, il y a Ngazidja puis Anjouan. Jamais, finiront-ils par confesser. J’ai bien peur que le mal ne soit devenu irréversible. De plus, tout le monde semble convaincu qu’il y a un risque de guerre civile à la supprimer. Comment peut-on s’incliner devant un tel argument du chaos ? C’est présumer les citoyens sauvages au point de postuler que le règlement d’une divergence constitutionnelle se dénouerait forcément dans le sang. C’est présumer le suffrage universel nigaud au point de le supposer influençable, manipulable ou aveugle. Au point de le dire incapable de voir où se situerait son intérêt”.
Mohamed Rafsandjani
Doctorant contractuel en droit public
Chargé d’enseignement à l’université de Toulon