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Regard croisé sur le statut de gouverneur I Deux anciens gouverneurs reviennent sur le rôle et l’évolution de la fonction

Regard croisé sur le statut de gouverneur I Deux anciens gouverneurs reviennent sur le rôle et l’évolution de la fonction

Politique | -   Abdallah Mzembaba

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Moussa Toybou et Mouigni Baraka Saïd Soilihi, anciens gouverneurs respectivement de l’île de Ndzuani (2008-2011) et de Ngazidja (2011-2016), partagent leurs points de vue sur la fonction qu’ils ont occupée. Une fonction qui a subi d’importantes réformes depuis 2018 suite à l’adoption de la nouvelle constitution. Dans cette interview croisée accordée à Al-watwan, ils expriment tous deux leur opinion selon laquelle ce poste n’est plus en adéquation avec la réalité du pays et peine à trouver sa place dans le paysage politique national. Cette perspective met en évidence les défis actuels liés à l’évolution de cette fonction.

 

Sans entrer dans un jeu de comparaison avec le poste tel qu’il était avant 2018, y a-t-il aujourd’hui une nécessité à maintenir les gouvernorats ?

Moussa Toybou : Avant tout, je tiens à vous remercier de votre volonté à vouloir entrer en contact avec nous pour recueillir notre avis par rapport à ce poste de gouverneur que nous avons évidemment occupé durant 2 ans et demi. Je saisis cette occasion pour adresser mes meilleurs Salam à la population comorienne. Pour revenir à votre question, je souligne que pour la nécessité de la décentralisation et de la maitrise de la bonne gouvernance de l’administration publique et privée du pays, le maintien des gouvernorats s’impose afin de permettre un rapprochement des autorités et des citoyens pour plus d’efficacité dans la gestion des affaires publiques compte tenu surtout de notre insularité.

Mouigni Baraka Saïd Soilihi : Il y a bien une nécessité, maintenant est-ce qu’il faut le maintenir dans le format actuel ? Absolument pas. La nécessité existe puisque nous sommes des îles séparées les unes des autres. Le gouvernement central n’est pas présent dans les îles. Les autorités de l’Union y vont pour des missions spécifiques et retourne à Ngazidja juste après, or les îles ont besoin d’une autorité en permanence. Ensuite, les communes sont au premier plan dans le pays et la politique de décentralisation, seulement, sur le terrain, elles n’ont jamais eu les compétences nécessaires. Le gouverneur doit donc occuper cette fonction de haute autorité de l’île et jouer un rôle fédérateur entre tous les élus de l’île. Ainsi, si le poste reste tel qu’il est, il y a lieu de se poser des questions d’autant que dans les faits les gouvernorats sont à l’image d’Azali Assoumani. Par là je veux dire que par sa propre politique il les a déjà supprimés étant donné que les compétences dévolues aux gouverneurs, n’existent plus. Azali Assoumani les a sciemment supprimés en leur retirant leurs compétences. Les gouverneurs sont à l’image du mufti, ils se résument au strict minimum et à faire de la présentation.

Qu’est-ce qu’il faudrait revoir et pour quelle finalité ?
M.T : Il faudra veiller à ce que le gouverneur ait une légitimité et une légalité réellement issues des électeurs de l’ile gouvernée. Dans ces conditions, les citoyens seront à son écoute et l’accompagneront à la mise en œuvre des mesures de redressement et d’administration transparente de l’Ile. Le gouverneur devra être capable de répondre à toute question relevant de l’administration de l’Ile et en particulier ce qui touche au social : éducation, santé, environnement, urbanisme, production agricole, artisanat, eau, énergie… Pour la mise en œuvre de ces actions, les gouvernorats devraient avoir un budget issu du mécanisme des quotes-parts du budget de l’Etat et taxes locaux. Le gouvernement central devra user de l’inspecteur d’état et de la cour des comptes pour s’assurer du bon usage des moyens mis à la disposition des gouvernorats.

M.B.S.S : Il faut revoir les compétences dévolues aux gouverneurs. On est parti d’une époque marquée par les conflits de compétences. La Constitution révisée de 2001, a mis fin à ces conflits entre les iles et l’Union. Quand on était en fonction, il n’y avait pas de véritables conflits, parce que les textes étaient respectés. Les rares conflits qui existaient, on pouvait les régler facilement, mais le pouvoir du gouverneur lui-même par rapport à l’Union était respectée. Supprimer les compétences des gouverneurs, c’était répondre au besoin d’un homme qui veut tout régler, tout seul. Des hommes politiques nommés à l’instar des ministres ont remplacé sur le terrain, des élus. Il faut donc revoir le poste pour que la fonction de gouverneur retrouve son lustre d’antan et surtout sa légitimité.

Quelles sont les principales conséquences politiques, économiques et sociales que vous avez observées depuis que les gouvernorats ont été dépouillés de leurs attributions?
M.T : Politiquement, les gouvernorats ne se sentent responsables de rien : ne pouvant donner aucun avis, instruction ou contrôle d’aucun dirigeant d’une administration insulaire, ils se trouvent inactifs et donc oisifs contraints d’assister à ce que font les autorités centrales. Economiquement, les initiatives de production et de commercialisation locale ne sont encouragées, ordonnées ni contrôlées efficacement ce qui entraine les désordres dont les conséquences retombent sur les citoyens. Socialement, les secteurs de l’enseignement, la santé et l’environnement sont mis à dure épreuve et personne n’est responsable de leur évolution localement. La plupart des planificateurs nationaux se contentent des chiffres fictifs ou extrapolés dans leurs programmes sans inquiétudes.

M.B.S.S : Au niveau de l’administration par exemple, un fonctionnaire exerçant à Mwali et Ndzuani, se trouve contraint de se rendre à Ngazidja pour de simples formalités. Cela n’honore pas le pays. Si aujourd’hui, il y a des contrôles physiques des agents de l’Etat tous les mois, c’est justement parce que le pouvoir insulaire est muselé et qu’il manque réellement un personnel et une autorité insulaire pour mettre de l’ordre dans ce chaos. Cette façon de faire alimente l’esprit séparatiste, car je ne vois pas pourquoi il est indispensable de se rendre à Ngazidja pour de simples formalités administratives, notamment. Au niveau économique, les pouvoirs des gouverneurs sont minimes. Le recouvrement des recettes est moindre si ce n’est inexistant, car c’est le gouverneur qui devait coiffer tout ça. Et la corruption a pris plus de place. Le constat est sans appel, on a régressé, on a reculé et c’est l’Etat qui est perdant et qui est loin des objectifs de développement du pays.

Comment cela a-t-il affecté la capacité des gouvernorats à répondre aux besoins et aux demandes des citoyens dans leurs régions respectives ?


M.T : Face à l’incapacité des gouvernorats à répondre à minima aux doléances des citoyens, ils n’ont pas de considération envers leurs administrés et leurs fonctions sont honorifiques notamment pour assister aux cérémonies organisées par l’état central ou les citoyens.

M.B.S.S : D’abord, les trois gouverneurs n’ont pas été votés, mais nommé par Azali Assoumani, comme il l’a fait avec son cabinet et son gouvernement. Maintenant, si je réponds à votre logique, le gouverneur est normalement élu par un électorat et a donc des comptes à rendre et des obligations à remplir. A un moment, ils se retrouvent face à leurs responsabilités. La conséquence est que les gouverneurs vont être dans une posture contre le gouvernement central puisqu’ils sont malmenés par le même gouvernement qui les a choisis.

Je suis au courant de leurs difficultés et des attentes de la population. Ils sont les premières victimes d’une politique qu’ils légitiment eux-mêmes.En vrai, le problème c’est le respect des textes. En Côte d’Ivoire, les gouverneurs sont nommés, mais ils ont un réel pouvoir. Le problème c’est donc le respect des textes. Ce n’est pas une question de nomination ou d’élection, mais les compétences dévolues.On a besoin de gouverneurs et de la fonction, mais ils doivent pouvoir jouer pleinement leurs rôles. Le nœud du problème, c’est la personne qui est là, qui dirige le pays et qui a du mal à partager le pouvoir. Comment peut-on parler d’émergence avec un pouvoir qui veut tout centraliser ?

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