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Youssouf Saïd Soilihi I «Il faut à l’évidence œuvrer en toute urgence pour l’apaisement politique»

Youssouf Saïd Soilihi I «Il faut à l’évidence œuvrer en toute urgence pour l’apaisement politique»

Politique | -

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Membre du Centre de coordination du Front commun des forces vives de l’opposition, Youssouf Saïd Soilihi est également économiste de formation. Il a accepté de nous faire une lecture des actions engagées par le gouvernement et de ce qu’il comprend du Plan Comores Emergentes (Pce). Pour lui, la chute de la production nationale, la lenteur prise pour une transformation structurelle de l’économie et le manque de dialogue politique renforcent la vulnérabilité du pays. L’ancien vice-président de l’Assemblée nationale se dit attaché à la constitution de 2001 et affirme que l’Union de l’opposition maintient “sa position d’une élection en 2021”. Interview.

 

A part votre statut de politique, vous êtes économiste. La Banque centrale des Comores fait état d’une contraction de notre croissance avec des prévisions de 0,9 % en 2020. Ce chiffre vous parait-il normal à cause de la Covid 19 ou plutôt il se cache quelque chose derrière ?

La croissance économique aux Comores est tirée depuis plusieurs années moins par les investissements privés et la production nationale que par les investissements publics, les aides internationales et surtout la consommation intérieure. Dans un contexte de crise sanitaire et sociale aiguë que nous vivons, les citoyens comoriens et les entreprises ne disposent plus des moyens financiers requis pour maintenir les mêmes niveaux de consommation passés. J’en veux pour preuve la chute très sérieuse des importations de biens d’équipement essentiel pour les ménages et les entreprises qui ont, selon les données de la BCC, croule de -62,8% entre le 2ème trimestre 2019 et le 2ème trimestre 2020. La contraction économique évoquée aurait cependant pu être moindre si le gouvernement avait tenu par ailleurs ses engagements de transformation économique sur lesquels se fondent généralement les projections de croissance de la Banque mondiale et du FMI.

 

Vous avez affirmé que les autorités n’ont toujours pas dit comment le pays va atteindre l’émergence en 2030. Qu’est ce qui fonde votre argument ?

Aujourd’hui, il est aisé de dire que tous les pays africains aspirent à être tous dans la liste des pays émergents à des horizons divers. Les différents rapports d’études dont celui publié récemment par l’Observatoire pour l’Emergence en Afrique, s’accordent à dire que certains pays disposent des conditions exigées pour déjà être considérés émergents et d’autres ont le potentiel d’évoluer dans le sens des pays émergents. C’est le cas des Comores. Pour ce faire, le pays doit fermement s’engager dans une démarche visant à assurer une croissance économique minimale de 5% sur le long terme, tout en protégeant la stabilité politique, éradiquant la corruption, améliorant le climat des affaires, pourvoyant une meilleure éducation pour tous, et garantissant le bien-être des Comoriens. Tout le contraire de ce que nous voyons aujourd’hui.

 

Il y a pourtant une vision dégagée, des objectifs fixés, des fonds mobilisés et des plans sectoriels élaborés. N’est-ce pas des étapes importantes franchies pour espérer atteindre l’émergence à l’échéance prévue ?

Tout citoyen comorien aspire à voir le pays emprunter tôt ou tard le chemin de l’émergence, garant de prospérité et de mieux être pour tout un chacun. Le pays se doit toutefois d’être crédible dans sa démarche en assurant les fondamentaux de diversification économique, de stabilité politique, d’amélioration du climat des affaires, et de renforcement du capital humain. Pour le moment, nous n’observons que des campagnes mielleuses de séduction à destination des opérateurs étrangers et de la population.
Le pays n’a à présent rien accompli qui laisse présager une transformation immédiate ou à terme de notre structure économique, de notre mode production, et de notre organisation politique, devant permettre le pays de jouer un quelconque rôle moteur dans les échanges mondiaux. Nous n’observons pour le moment que de l’agitation azimut et une fuite en avant qui ne trompe que ceux qui le veulent.

 

Que doit faire le gouvernement, selon vous, pour vraiment réussir le pari de l’émergence en 2030 ?

Il faut à l’évidence œuvrer en toute urgence pour l’apaisement politique. Sans quoi, le pays continuera à sombrer économiquement et socialement. L’absence d’Etat de droit constitue sans en douter un élément de frein manifeste au décollage économique du pays. La démocratie doit à tout prix prévaloir pour assurer la sécurité des Comoriens, la transparence de la gestion des biens publics et le droit d’expression de tous. Le pays souffre en ce moment intensément de cette mauvaise image d’Etat fragile, selon la Banque mondiale qui lui colle à la peau, en témoigne le classement au 50ème rang ex aequo sur 50 pays en Afrique par l’Africa CEO Forum en matière d’attractivité, ou encore de l’index 2020 de la liberté économique en Afrique qui classe le pays au 143ème rang sur 177 pays dans le monde en matière de non liberté économique.

 

Quel regard portez-vous sur l’état de l’économie comorienne en général ?

La structure économique du pays est très archaïque car reposant en large partie sur les produits de rente, dont les revenus sont aléatoires et souvent déclinants. Sans les transferts de la diaspora comorienne, nous aurions sans doute des taux de croissance plus négatifs que positifs. A part le girofle qui a connu une nette progression de 94% en valeur entre le 2ème trimestre 2019 et le 2ème trimestre 2020, les produits d’exportation ont chuté de -69,7% durant la même période. Sans une diversification urgente des leviers de croissance et une décentralisation concertée des pôles de croissance insulaire, l’économie du pays ne s’en portera que de plus en plus mal, aggravant les velléités sociales et les tensions politiques insulaires.

 

De 2016 à 2018, le taux de croissance est passé de 3,3 à 3, 8 % avant de tomber à 2% en 2019 à cause d’une conjoncture mondiale difficile selon la Bcc. Que faut-il faire aujourd’hui pour mettre le pays sur la voie de la croissance ?

Nous avons une structure économique qui dépend fortement de la volatilité des prix de nos produits de rente à l’extérieur. Il faut signaler que la croissance économique observée de 2016 à 2018 a été pour l’essentiel tirée par les investissements publics dans les infrastructures de base, l’amélioration de l’offre énergétique et la consommation locale, appuyée par les transferts de la diaspora.
Il suffit qu’un des leviers énoncés fasse défaut, c’est toute la croissance économique qui est malmenée. Un scénario sain est celui où la croissance du Produit Intérieur Brut est plutôt tirée par la valeur ajoutée brute des entreprises, des ménages et des administrations publiques, sous forme d’augmentation du revenu brut national, d’emploi, d’exportation et de consommation. Cela requiert une transformation du mode de production des richesses et une rétribution équitable pour la population.

 

Malgré un fléchissement des ressources observé après Kenneth et la Covid-19, il y a une hausse des investissements financés sur ressources propres, plus de 10,5 milliards mobilisés en 2019 (contre 9,5 milliards en 2018) pour financer des chantiers internes, soit une hausse de 4,2%. Qu’en dites-vous ?

En comptabilité générale et publique, tous les emprunts à long terme sont enregistrés dans la catégorie des fonds propres et quasi fonds propres. Si le pays a financé lesdits chantiers sur emprunts, alors que le pays ne génère à priori pas de création de richesses, nous reportons de fait l’explosion financière aux générations futures comme le régime Ahmed Abdallah nous a légué les trous noirs financiers que nous peinons à rembourser et à même payer les services de la dette. Il est de notoriété publique que la dette nationale a explosé depuis 2016, en passant de 82.321 millions à 138.053 millions de francs en 2020. Ce sont les Comoriens qui vont bien entendu payer ces dettes, ce qui aurait été différent si lesdits financements avaient été acquis et générés par l’activité économique productive.

L’enquête sur la pauvreté est en cours. Le rapport sera disponible au début de l’année 2021. Mais vous avez affirmé que les indicateurs macro-économiques sont au rouge. Qu’est ce qui fonde vos hypothèses ?

De manière objective la pauvreté diminue aux Comores où 42,4% de la population vivaient au-dessous du seuil de pauvreté en 2014, contre 32,4% en 2018. Les enquêtes passées ont démontré que de plus en plus de Comoriens avaient accès aux biens d’équipement de base dont le logement. Cependant les inégalités restent élevées, résultant à un accès disparate aux opportunités d’éducation, de formation et d’emploi. Le taux de mortalité infantile, bien qu’en baisse demeure très élévé (48,3 pour 1000), l’Etat est incapable de mobiliser les recettes publiques dont le taux de réalisation en 2020 s’est élevé 38,3%, et enfin la balance commerciale ne cesse de se dégrader. Mais pire encore, le taux de consommation alimentaire représente à jamais un niveau inégalé du budget des ménages, laissant peu de place à la consommation des biens d’équipement et des loisirs.

Les Comores sont passées du statut de pays moins avancé (PMA) à la catégorie inférieure des pays à revenus intermédiaires. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Nul n’est sans ignorer que la croissance économique du pays a été constante de près de 3% de 2016 à 2019. Le pays ne peut donc pas avoir créé soudainement de la richesse en mesure de justifier le changement de statut. Ce dernier relève à ce que nous savons tous d’un changement de formule validé par la Banque mondiale et le FMI, qui me tenterait de dire que si les deux institutions avaient endossé ledit changement de formule avant 2016, le pays aurait depuis 2012/2013 le même rang qu’aujourd’hui. Le changement de statut est une réparation juste d’une non prise en compte depuis des années des caractéristiques propres de l’économie comorienne, dominée par le secteur informel qui fournit près de 90% des emplois et contribue à hauteur de 50 à 70% du PIB.

La constitution en vigueur prévoit des élections en 2024. Mais l’opposition dont vous revendiquez toujours l’appartenance parle de 2021.Croyez-vous sincèrement à ce discours ? N’y a-t-il pas une part de démagogie politicienne ?

Nous y croyons fermement. Deux logiques s’affrontent. Celles du respect de la constitution de 2001 qui a permis l’organisation des élections de 2016 avec la victoire de celui qui dirige le pays actuellement. Celui-ci doit céder le pouvoir en 2021. Nous sommes dans cette posture.
Les autres croient et défendent les modifications constitutionnelles intervenues entre temps et qui ont été à l’origine d’une nouvelle constitution et d’un nouveau calendrier qui fixe les futures élections présidentielles à 2024. Personne n’a le droit de nous empêcher de défendre nos positions politiques qui commandent l’organisation des élections en 2021.

 

A.S. Kemba

 

 

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