Al-watwan : Quel regard portez-vous sur ces 50 ans d’indépendance ?
Damir ben Ali : Le pays a fait des grands pas. Malheureusement, on ne parle que des mauvais côtés. Il y a eu un changement extraordinaire en 50 ans d’indépendance. Il faut savoir que le pays avait dix personnels soignants pendant les 132 ans de colonisation. Et en 50 ans, ils sont des centaines : médecins, infirmiers, sages-femmes.
D’importantes infrastructures ont été mobilisées dans les secteurs de base, à savoir la Santé et l’Education. Il y avait, par exemple, 200 enseignants étrangers dans les lycées avec seulement 15 Comoriens quelques années après l’indépendance. Aujourd’hui, l’enseignement est aux mains des citoyens comoriens.
Nos structures de santé sont assurées par des Comoriens. A l’ouverture de l’Université en 2003, il y avait 14 docteurs, aujourd’hui, nous avons des dizaines de docteurs. Notre habitat social s’est sensiblement amélioré. Malgré les difficultés socio-économiques, aucun Comorien ne meurt de faim. Il faut une dose de patriotisme pour réussir un vrai sursaut national et engager des réflexions nouvelles sur le devenir du pays en commençant par préserver notre identité culturelle et nos valeurs traditionnelles, lutter contre la cherté de la vie, améliorer la qualité des services publics et trouver des emplois à la jeunesse.
Al-watwan : Qu’est-ce qu’on a raté, qu’est-ce qu’on n’a pas réussi à faire en 50 ans ?
Damir ben Ali : Je crois qu’on a raté l’institution d’un système éducatif adapté à nos mœurs et à nos réalités socio-traditionnelles. Et cela résume tout car le reflet d’une Nation dépend du type d’éducation et d’enseignement qu’elle inculque à son peuple. L’enseignement hérité de la colonisation est un enseignement d’assimilation. En fait, on ne forme que des étrangers. On apprend à être beaucoup plus Français qu’à être Comorien. C’est l’une des conséquences de la colonisation. Le pays n’a donc pas réussi à engager un travail d’adaptation d’un système éducatif inspiré de nos réalités propres sans, évidemment, se fermer des réalités du monde. C’est pourquoi, après 50 ans d’indépendance, il faut de la réflexion pour bâtir une société renouée avec ses valeurs propres à travers l’enseignement de base et surtout l’éducation à la citoyenneté.
Al-watwan : En faisant quoi exactement ?
Damir ben Ali : En retournant aux sources. Il faut revenir aux sources. Il faut un enseignement inspiré de nos réalités. La société comorienne a été organisée à travers un système basé sur la hiérarchie des classes d’âge : mfomamdji, mfomwanamdji, wanamdji, wazougouwa, washondje et les autres. C’était une vraie école où l’enfant apprenait les codes de la société, ses forces et ses interdits, le respect et l’honneur.
A travers ce système, l’enfant avait un lien naturel avec les socles de vie, apprenait à être en harmonie avec ses valeurs traditionnelles, à devenir un modèle et à s’éloigner de tout ce qui peut porter atteinte au sacré. Il faut rendre obligatoire l’école coranique. Les villages étaient bien organisés et jouaient un rôle instructif dans la socialisation de l’enfant. La société était encadrée. Il y avait l’école coranique, payalashiyo. La paix sociale y régnait partout car il y avait des règles de socialisation solidement ancrées et de leviers traditionnels pour gérer les conflits.
Aujourd’hui, tout cela tend à disparaître. Et pourtant, c’est ce qui a toujours caractérisé notre société. En 40 ans, on a eu un seul crime abject. Et cette fois, les actes criminels se comptent par dizaine à cause de l’abandon des normes qui ont toujours fondé la société comorienne et des mécanismes traditionnels d’assimilation de l’enfant à ses valeurs traditionnelles. Le meurtre de cette jeune femme à Mbeni est une chose inimaginable il y a 50 ans.La perte des repères, l’influence des cultures étrangères, la déstructuration de notre système socio-traditionnel, l’affaiblissement de l’autorité des midji et le manqued’imagination contribuent à cette décadence de la société. Il faut un «Plan Marshall» pour refonder un nouveau pacte de vie commune et rebâtir des normes nouvelles inspirées de notre modèle traditionnel de socialisation de l’enfant.