De 1985 à 2024, vingt directeurs généraux se sont succédé à la tête du premier journal des Comores. En attendant les 40 ans, l’année prochaine, une rétrospective pour le numéro 5000 s’impose. Pour Petan Mognihazi, directeur général d’Al-watwan de 2009 à 2012, les années passées au sein du journal ont été marquées par une constante : l’instabilité politique du pays.
La ligne éditoriale du journal a souvent dû s’adapter aux attentes contradictoires des gouvernements, certains le voyant comme un outil de propagande, d’autres comme un service public à part entière. Le fameux débat entre la rédaction et un ancien directeur autour de la direction du journal est à souligner. Quand la rédaction parlait d’un journal de l’État, le directeur, lui, parlait d’un «journal du gouvernement, propriété de celui qui est à Beit-Salam». Petan Mognihazi explique que l’arrivée au pouvoir du président Saïd Mohamed Djohar, dans un contexte de transition démocratique, a été marquante. Il parle d’un «vent de démocratie qui allait secouer le pays avec l’avènement du multipartisme. Le journal se vendait alors comme des petits pains. Ce fut un moment de gloire pour Al-watwan», raconte-t-il.
Cependant, les défis n’ont pas manqué. Al-watwan a parfois dû faire face à des pressions directes. Petan Mognihazi se souvient d’une tentative de manipulation de la part de mercenaires qui voulaient faire croire que le président Ahmed Abdallah avait été assassiné par un militaire comorien. «Nous n’avons pas diffusé cette allégation, ce qui a conduit à une suspension temporaire du journal», explique-t-il.
Un passage qu’Ali Moindjie, directeur général d’Al-watwan de 1996 à 1997, salue également. «Un mercenaire qui se faisait appeler lieutenant Didier, chargé de l’information, est venu à la rédaction nous servir la version officielle : il voulait nous faire écrire que le président avait trouvé la mort au cours d’une tentative de coup d’État fomenté par le commandant Ahmed Mohamed. C’était, du reste, la version de RFI et du journal Le Monde. Mais nous, nous savions que le commandant se trouvait à Ndzuani et que les mercenaires s’y étaient rendus à l’aube pour le chercher, en vain», assure-t-il. Il ajoute : «Nous étions tous jeunes et sans aucune expérience. Mais nous étions animés par une foi inébranlable. Nous ne pouvions pas accréditer cette thèse qui était fausse en tout point. Donc, nous avons décidé de prétexter une pénurie d’encre pour ne rien publier. Le journal n’est tout simplement pas sorti. Le lieutenant Didier est revenu voir les épreuves, mais nous lui avons expliqué qu’on ne pouvait pas imprimer le journal. Aucun journaliste d’Al-watwan n’a trahi le secret». Ce type de résistance face à la manipulation a forgé l’identité du journal, même si cela n’a pas été sans conséquence pour ceux qui ont osé défier le pouvoir en place.
L’histoire d’Al-watwan, ce sont aussi des divergences internes, des prises de positions qui laissent des traces. Souvent indélébiles. Nous sommes en 1999, Mohamed Soilihi Ahmed, alors jeune reporter, intègre Al-watwan après deux ans de correspondance. Cette année-là, le journal connaît «une crise significative», et celui qui est entre-temps devenu grand reporter s’en souvient toujours. «Je me souviens de l’incinération d’une édition de l’hebdomadaire par des journalistes suite à un différend entre la rédaction et la direction. C’était en 1999», dit-il.
Le directeur général de l’époque est Mohamed Jaffar Abbas. «J’ai eu la pire des crises, car elle est venue de là où je ne pouvais l’imaginer : une grève – pour atténuer le qualificatif de l’acte – menée par le rédacteur en chef lui-même, à la tête d’un groupuscule de trois autres journalistes qui ont mis le feu, à 04 heures du matin, aux 1000 exemplaires du jour».
Selon Hadidja Mze, chef du service réalisation du journal et qui a intégré Al-watwan lors du 10ème numéro, «le journal a été incendié à cause d’impayés de salaires. Certains ont été arrêtés et traduits en justice. Par la suite, certains ont réintégré le journal, et d’autres ont fait le choix de tourner la page».
Pour Mohamed Jaffar Abbas, «cette opération criminelle répondait à mon défi d’avoir rédigé et assuré la réalisation du journal du jour avec l’aide de deux femmes loyales pour la saisie et, en une seule nuit, publié un journal de 14 pages contre les 8 habituellement assurées. En réalité, ma présence, au sein de ce qu’ils considéraient comme leur ‘propriété’, était inadmissible. Et s’ajoutaient aussi les réformes en profondeur que j’instaurai petit à petit, notamment pour former trois stagiaires dont la regrettée Saminya Bounou, mais aussi Mohamed Soilihi Ahmed, afin de vite les intégrer dans l’équipe rédactionnelle qui en avait tant besoin».
Une adaptation progressive aux révolutions technologiques
Hadidja Mze, qui a consacré une grande partie de sa carrière à Al-watwan, témoigne des défis liés à l’évolution technologique et des galères «de l’ancien temps». «C’était laborieux, mais c’était notre quotidien», dit-elle. Le passage à la mise en page automatisée sous la présidence de Saïd Mohamed Djohar a marqué un tournant important. «Tout ce que j’ai appris, je l’ai fait par ma propre volonté», ajoute-t-elle, témoignant de la détermination nécessaire pour évoluer avec les outils technologiques.
Mohamed Soilihi Ahmed, ancien rédacteur en chef et secrétaire de rédaction, confirme cette transition progressive. «Au début, les journalistes déposaient leurs articles manuscrits au secrétariat pour saisie sur ordinateur. Puis, chaque journaliste a été doté de son propre poste de travail, jusqu’à ce que la digitalisation du journal prenne forme», raconte-t-il. De son côté, Petan Mognihazi se remémore ces temps pas si lointains. «Nous sommes passés du plomb fondu avec impression sur plaque métallique au montage sur papier bromure avec utilisation de colle avant d’en arriver à la PAO (Publication assistée par ordinateur). Le travail du journaliste, même s’il requiert toujours les mêmes exigences de vérité, d’honnêteté et de responsabilité, est aujourd’hui facilité par les NTIC».
Mohamed Boudouri, directeur général d’Al-watwan de 2006 à 2008, rappelle les réformes et les modernisations mises en place pendant son mandat, en soulignant la transition cruciale du journal d’un hebdomadaire à un quotidien. «Passer d’un hebdomadaire à un quotidien a été un défi colossal, mais grâce à une équipe dynamique et motivée, nous avons réussi. Le lancement du site web ‘alwatwan.net’ a marqué une nouvelle ère pour le journal, ouvrant les portes du numérique à une presse qui se modernisait rapidement», se souvient-il.
Selon Mohamed Soilihi Ahmed, «cette numérisation, qui a commencé avec l’assistance de la coopération française, n’a pas été sans défis, notamment en matière de formation. Mais elle a permis au journal de se moderniser et de se rapprocher de son lectorat via des plateformes en ligne, bien que le chemin reste encore long pour une numérisation complète». Ali Moindjié abonde dans ce sens avec un constat encore plus appuyé : «Je pense que le journal a raté son entrée dans l’ère des nouvelles technologies. Concrètement, je n’ai pas l’impression que ses services numérisés soient spécialement demandés ni répondent à un vrai besoin des internautes. Je crois qu’Al-watwan fait juste acte de présence sans une véritable ambition d’épouser son temps».
Lignes éditoriales
Là est le nœud du problème. Al-watwan est «un média public»… Sauf qu’encore une fois, la définition n’est pas la même pour tous. L’évolution de la ligne éditoriale d’Al-watwan a été marquée par des adaptations constantes aux régimes politiques successifs. Selon Petan Mognihazi, le journal a dû jongler entre les attentes des gouvernements et les aspirations des journalistes à une certaine indépendance. Hadidja Mze souligne l’importance des directeurs qui ont su, selon elle, défendre une certaine liberté éditoriale. Elle cite notamment Amad Mdahoma (1999-2005), Ahmed Ali Amir (2016-2018) ou encore Hassane Moindjie (2012-2014).
L’indépendance d’Al-watwan a souvent été mise à l’épreuve, mais c’est précisément dans ces moments que le journal a montré sa résilience.La rédaction a parfois dû faire des concessions, mais elle a toujours cherché à remplir son devoir envers ses lecteurs. Mohamed Boudouri, qui a été un témoin privilégié de cette dynamique, souligne l’importance de rester fidèle à la mission du journal malgré les pressions externes. «Chaque numéro d’Al-watwan reflétait une équipe unie, animée par un seul objectif : informer et éclairer nos concitoyens. C’était plus qu’un travail, c’était une passion partagée», se remémore-t-il.
Al-watwan à l’épreuve de l’avenir
À l’approche des 40 ans d’Al-watwan, les défis à venir sont nombreux. La transition numérique, déjà amorcée, devra se poursuivre pour garantir la survie du journal dans un paysage médiatique de plus en plus compétitif. Pour beaucoup, «l’avenir d’Al-watwan dépendra de sa capacité à s’adapter aux nouvelles technologies tout en restant fidèle à sa mission de service public». Hadidja Mze insiste sur l’importance de la formation continue des journalistes. «Il est crucial que les nouvelles générations de journalistes soient bien formées, non seulement aux techniques journalistiques traditionnelles, mais aussi aux outils numériques modernes», dit-elle. «La qualité de l’information en dépend».
Ali Moindjié, pour sa part, voit dans le journal une institution qui «doit constamment se réinventer pour rester pertinente». Il ajoute que «les prochaines années seront décisives. Al-watwan devra trouver un équilibre entre tradition et modernité, entre l’information papier et les nouveaux médias». Mohamed Soilihi Ahmed lui, reste optimiste quant à l’avenir du journal. «Al-watwan a traversé bien des tempêtes, mais il a toujours su se relever. Je crois que tant qu’il y aura des journalistes passionnés et déterminés à faire leur travail avec rigueur et honnêteté, le journal continuera à prospérer».
Mohamed Boudouri partage cette vision optimiste et exhorte les jeunes journalistes à «garder intacte cette passion qui a toujours animé Al-watwan». Il conclut en affirmant sa confiance dans l’avenir du journal : «Al-watwan est et restera un symbole de persévérance, de dévouement et d’excellence journalistique. Le voyage continue, et je suis fier d’en avoir fait partie». Le 5000ème numéro est une occasion de regarder en arrière avec fierté. «Al-watwan a traversé des décennies de bouleversements, d’évolutions et de transformations. Je ressens une profonde gratitude envers mes collègues, passés et présents, envers les lecteurs fidèles, et envers tous ceux qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à cette grande aventure».