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Anissi Chamsidine, au sujet de sa fondation I «Elle appelle à travailler ensemble pour redonner vie à ce qui fondait l’identité singulière de ce pays»

Anissi Chamsidine, au sujet de sa fondation I «Elle appelle à travailler ensemble pour redonner vie à ce qui fondait l’identité singulière de ce pays»

Société | -   Sardou Moussa

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Le 1er janvier dernier a été créée la fondation «Besheleya Na Ntsi «, sous l’égide de l’ancien gouverneur de l’île de Ndzuani, Anissi Chamsidine. Dans cet entretien, l’auteur de l’ouvrage «Nisisu’ali Intsi, Ceci n’est pas une réponse» (édité par Bilk & Soul, un ouvrage parle de l’indépendance inachevée des Comores), détaille ce projet.

 

Vous venez de créer la fondation Besheleya na Ntsi. Vous souhaitez « initier un travail de mémoire autour de l’archipel ». Pouvez-vous nous en dire plus ?


Je ne sais pas s’il vous arrive de repenser à ce qu’est devenu cet archipel… Moi, si ! Je pense que ces îles ont représenté une forme d’utopie, en intégrant des peuples et des cultures issus de l’ailleurs, pour en constituer un seul, avec des valeurs et des usages, qui viennent complexifier notre relation au monde. Depuis l’avènement de la colonisation en ces îles – l’expérience française, pour être plus précis – nous avons comme dégringolé les marches. Aujourd’hui, nous sommes totalement anéantis devant cette adversité. C’est le moins qu’on puisse dire. Et le démembrement archipélique, qui s’est faite avec notre assentiment, a fini par nous rétamer. Nous étions un pays, et nous ne le sommes plus tout à fait. Nous étions un peuple, nous ne le sommes plus vraiment. C’est ce que la France a le mieux réussi en nos îles. Aujourd’hui, nous nous regardons comme des chiens en faïence. Notre souhait serait de redonner vie à ce qui faisait de nous « un pays de la seconde chance » pour des tas de peuples qui ont échoué, ailleurs, dans leur histoire. Et il nous faut pour cela entamer un travail de mémoire, qui permette à nouveau de miser sur ce pays, dans son ensemble historiquement constitué. Je ne sais pas si vous avez entendu ce qui se raconte dans les médias français depuis Chido.
Ils parlent de l’archipel de Mayotte, oubliant que cette île n’existe pas seule, mais aux côtés de toutes les autres. Une histoire absurde ! Et tout ça parce que nos intellectuels n’ont jamais su dire non, là où les politiques flanchaient. La fondation Besheleya Na Ntsi appelle à travailler ensemble pour redonner vie à ce qui fondait l’identité singulière de ce pays.

L’assemblée constitutive de cette organisation, tenue à Bandramaji (Nyumakele, Ndzuani) le 1er janvier dernier, a été qualifiée, dans un communiqué de presse, d’«événement historique». Qu’est-ce qui a rendu cette rencontre particulièrement significative ?


À l’heure où tout le monde semble avoir rendu son tablier, quant au devenir commun, des têtes se lèvent ici ou là pour rappeler qu’il n’y a pas que l’urgence de Chido qui prime, n’en déplaise à certains. L’urgence de consolider nos liens voudrait que l’on se souvienne aussi de qui nous sommes, face au mépris de l’État français, qui prétend que sans lui, nous serions dans la merde. C’est bizarre d’entendre un président français parler ainsi, mais je n’oublie pas que c’est le même qui, par une plaisanterie de mauvais goût, a déclaré que les kwasas ramenaient, non pas du poisson, mais du Comorien à Maore.
Voilà à quoi nous sommes réduits aujourd’hui, à entendre le dominant se vanter d’avoir écrasé son ennemi. Car la France nous considère comme tel, au nom de ses intérêts. Savoir que des citoyens de ce pays ont cherché à se réunir, pour questionner le destin commun, a un caractère historique certain. C’est «historique» d’imaginer que des habitants de ce pays puissent encore se rassembler pour parler d’un pays qui les unit. Reste à savoir ce que nous allons être capables de mettre derrière ces mots.


La fondation a inauguré une stèle à la « mémoire des victimes du Visa Balladur ». Pourquoi cet acte revêt-il une telle importance pour vous et pour les membres de la fondation ?
Ce qu’on nous a imposé comme étant le drame du Visa Balladur est la plus grande tragédie que cet archipel ait connu dans son histoire. L’idée de la fondation est née de ce triste constat. Nous avons perdu des personnes chères, dans cette mer désormais tenue en laisse. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de vous faire un dessin. Chaque année, nous comptons convier les citoyens de ce pays à commémorer cette mémoire en souffrance. Cela va se passer tous les premiers de l’an. Pour commencer l’année avec le souvenir de ces milliers de morts dans nos têtes. C’est le plus grand service que l’on puisse se rendre à nous-mêmes. Car il s’agit de la chair de notre chair. Et il en va de notre humanité…

Pouvez-vous nous expliquer plus en détail « l’enquête » que vous souhaitez ouvrir autour de la tragédie du Visa Balladur ?


On parle du Visa Balladur depuis 1995. On voudrait que le monde entier l’entende, mais nos cris se noient dans la nuit. En même temps, nous agissons comme si nous voulions effacer cette mémoire de notre imaginaire. Sans doute parce qu’elle génère un malaise permanent.C’est terrible ! Aucun politique n’arrive à nommer de manière concise ceux qui disparaissent entre Maore et Ndzuani. On est tout le temps en train de spéculer avec des chiffres, ou inexacts, ou approximatifs. Néanmoins, je pense qu’en diligentant une enquête autour de ces morts, le malaise, paradoxalement, va s’atténuer. Car nous saurons enfin nommer ce que nous perdons en cette mer.

Quels sont les défis que vous prévoyez pour la fondation et comment envisagez-vous de les surmonter ?


Relever la tête n’a jamais été une chose simple. Dans un pays où l’on apprend aux gens à se taire, où l’on apprend aux citoyens à plier devant plus fort que soi, où l’on apprend à manger dans le creux de la main du dominant, on peut s’attendre à de nombreux obstacles. Mais celui qui, un jour, a senti arriver la lumière dans sa tête ne peut plus se satisfaire des mirages de la caverne. À l’adversité, nous répondons  «uka riyelewa iâkili yahe» [nous avons compris sa ruse]. Ce qui ne fera sans doute pas plaisir à certaines personnes, qui viennent pourtant de notre camp. Mais n’oublions jamais que le Comorien, qui, sans doute devra changer de nom, un jour, n’est pas d’accord avec ce qui lui arrive. Et que le droit à la justice est de nature à nous rapprocher avec l’humanité entière. Ce qui me rassure, c’est de savoir que le président Macron, concernant Mayotte, ne parle pas au nom de tous les Français.

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