20 septembre 2020. Ali Ilham se rend au marché de Volovolo au nord de la capitale pour y faire quelques emplettes. Après avoir trouvé tout ce qu’elle cherchait, elle s’apprête à héler un taxi quand un marchand, ayant son petit commerce sur le trottoir, se met à la dévisager de la tête aux pieds. Il la regarde avec insistance et bientôt l’invite à la suivre en usant de propos obscènes : «viens, suis-moi, tu es bonne et tu ferais parfaitement mon affaire ». Ilham lui oppose un refus catégorique. Le quidam, loin de s’en tenir à son refus pourtant sonore, se permet alors de la toucher. Sans demander son reste, elle fuit cet inconnu.
« Le harcèlement de rue répond à un rapport de domination hommes-femmes »
Ce 20 septembre, Ilham avait porté un jean. Mais elle raconte que quelle que soit sa tenue vestimentaire, elle se fait harceler. Par des vieux, des jeunes. Des cadres, des ouvriers. Peu importe le lieu. « Le harcèlement de rue est utilisée en Europe et en Amérique du Nord pour désigner des pratiques de harcèlement sexuel, subies principalement par des femmes dans l’espace public de la part d’inconnus de sexe masculin », selon le site Wikipédia.
Aux Comores, la femme dès lors qu’elle se trouve dans l’espace public subit, souvent, des agressions sexistes. Si bien, que certaines femmes les ont « normalisées ». Du regard insistant, aux sifflets, en passant par les insultes et autres obscénités dès lors que la cible ne fait pas montre de disponibilité, une Comorienne dans la rue, ce n’est décidément pas une sinécure. «Peu importe le temps, le lieu, l’espace géographique, l’année, toutes les femmes à un moment ou à un autre de leur vie ont été harcelées dans la rue par un homme », relève Badiant Halifa, doctorante en droit international économique et militante pour les droits des femmes.
Comprendre le phénomène
Elle poursuit : « ce comportement est juste un rapport de domination, les hommes considérant que l’espace public leur appartient et à ce titre font et disent ce qu’ils veulent, ils considèrent aussi que la femme est un objet à leur disposition et il en est ainsi dans toutes les sociétés patriarcales». Comment expliquer ces comportements hostiles à l’endroit des femmes dès qu’elles se retrouvent dans un lieu public ? Al-watwan a interrogé Abdoul-Malik Ahmad, enseignant-chercheur au département de sociologie à Aix-Marseille Université, pour essayer de comprendre le phénomène.
De génération en génération
«Les femmes comparativement aux hommes sont dans une position dominée aux Comores comme dans plusieurs autres sociétés du monde. Certes, elles jouissent de certaines prérogatives comme la matrilinéarité (manyahuli, ndlr) ou la matrilocalité (couple qui s’installe chez la femme, ndlr) mais hormis ces prérogatives liées à la tradition, les hommes sont considérés comme leur étant supérieurs», a expliqué l’enseignant-chercheur. Cette domination s’exerce tout naturellement dans l’espace public. « Cette supériorité se transmet de génération en génération.
Cela commence par la socialisation familiale, ce que l’on observe au sein de la famille, observation faite à la fois par les hommes et les femmes, ensuite l’on observe ce qui se passe dans la société. Attention, il n’est pas question de mimétisme mais d’intériorisation des normes, des valeurs, des codes de la masculinité (comment être « un vrai » homme) ou de la féminité (comment être « une vraie » femme)», a fait remarquer ce chercheur au laboratoire méditerranéen de sociologie. Cette domination est visible partout et elle commence très jeune, dès la cour de récréation ou au shiyoni où en règle générale, tout l’espace est occupé par les garçons, “les filles se contentant des coins”.
Pour Abdoul-Malik Ahmad, pour être un vrai homme selon les codes de la société comorienne, « il faut être capable d’avoir plusieurs femmes, d’harceler des femmes dans la rue et leur montrer le côté viril au besoin en leur rentrant dedans ». Ainsi, « beaucoup de femmes finissent par trouver tolérable le harcèlement », par lassitude, par habitude.
Même si, depuis quelques temps, il y a des femmes qui interrogent ces agressions sexistes. Elles se disent de plus en plus que ce n’est pas parce que pendant très longtemps, ce phénomène a été considéré comme tolérable qu’il faut continuer à le tolérer.
De plus en plus de femmes et d’hommes apprennent donc à s’opposer à « la masculinité toxique », comme le qualifient ces spécialistes. Pour autant, « le harcèlement de rue n’existe pas dans le code pénal comorien. Pourtant, pour espérer endiguer le phénomène, il faut une réponse légale. Pour que celle-ci voit le jour, il faut que le législateur joue son rôle », a fait remarquer Me Zaid Omar, avocat au barreau de Moroni.
«Seul l’Etat va permettre des transformations égalitaires profondes»
En France, une loi adoptée en 2018 a créé le délit « d’outrage sexiste ». Celui-ci est sanctionné par une contravention de 90 euros et les auteurs doivent participer à un stage de sensibilisation à l’égalité femmes-hommes. De toutes les façons, la solution doit provenir de l’Etat. « Il ne faut surtout pas croire que les individus vont se responsabiliser d’eux-mêmes. Seul l’Etat va permettre d’engager des transformations égalitaires profondes. Lui seul peut imposer des cours scolaires prônant l’égalité de genre, mettre en place les dispositifs juridiques y afférents », analyse ce Abdoul-Malik Ahmad.
En attendant que l’Assemblée nationale (et l’Etat en général) se penche sur la question, il faut noter que l’éducation parentale a une part importante dans la lutte contre le phénomène dont il est question ici mais aussi contre les inégalités en général. «Les parents doivent faire comprendre aux garçons que le corps de la femme n’est pas à leur disposition, que les femmes sont des êtres humains à part entière. Et qu’à ce titre, nous devons être respectées en tant qu’êtres humains, l’intégrité de notre corps aussi doit l’être également », estime Badiant Halifa. “Respecter la femme, peu importe l’endroit où elle se trouve, peu importe la manière dont elle est vêtue”, insiste-on.
Hissane Mhoma, stagiaire