Dans quel contexte est né le premier journal des Comores, Al-watwan ?
Je n’y étais pas à la création mais il faut inscrire ce projet du gouvernement d’Abdallah dans le contexte des indépendances africaines où tous les pays disposaient d’une radio nationale et d’un journal national. Ce qualificatif de média national (comme si la nation pourrait se refléter dans un seul organe de presse) est révélateur de la vision monolithique de la pensée politique dans l’espace francophone, à la différence des anglophones où il y a toujours eu un pluralisme en la matière. La naissance d’Al-watwan est néanmoins précurseur puisqu’il n’y avait pas de précédent dans le pays. Il fut alors une source de fierté y compris dans l’opinion.
Ce journal était avant tout une prouesse technique. Alwatwan comptait parmi les premiers PAO (Presse assistée par ordinateur) de l’espace africain francophone, doté d’un équipement informatique d’époque pour la saisie, la mise en page et l’impression. La Coopération française qui a financé ce projet avait dépêché un personnel technique VAT (volontaires de l’assistance technique) pour en assurait la fabrication et un conseiller technique qui jouait le rôle d’encadreur.
Quelles étaient les attentes de ceux qui furent à l’origine de sa création en 1985 ?
Il est évident que pour les autorités, un tel journal national était avant tout un support de prestige qui devait louer l’action gouvernementale, et faire la promotion de ses réalisations, en leur donnant de la visibilité. Pour l’opinion, c’était l’unique source d’information écrite de la place. Ce qui le rendait de fait incontournable. Aujourd’hui encore, quel que soit ce que l’on pense de ce journal, tout le monde s’y réfère comme d’un baromètre pour connaitre la politique gouvernementale.
Quelles sont celles des journalistes qui y travaillaient ?
Les journalistes ont été formés spécifiquement à la Section Journalisme de l’École Supérieure de Mvouni, l’ancêtre de l’Université des Comores, ouverte spécialement pour préparer le lancement d’Al-watwan. Parmi cette première génération de journalistes dédiés à la presse écrite, je citerai ceux qui ont marqué leur passage, notamment Amad Mdahoma, Peta Mouigni Hazi pour la presse, Ben Abdallah, Ramlati Bacar, Abdou Djibaba pour la radio nationale.
Conçu comme une grande direction nationale, avec des dirigeants nommés par décret présidentiel et triés dans l’Administration générale du pays, Al-watwan a vu se succéder à sa tête, des diplomates, des cadres diplômés en communication, des personnalités connues dans la sphère publique. Ajoutés à cela, le fait de recourir à des journalistes professionnels comme Aboubacar M’changama (premier rédacteur en chef) ou Madi Mouigni (directeur), le journal avait un certain cachet sur le plan rédactionnel et une qualité de fabrication technique qui en faisait un organe de référence.
Il a été un appel d’air pour des journalistes fraîchement sortis des écoles au Maroc et en France qui ont eu envie de rentrer travailler dans le journal comorien. Jusque dans les années1990, Al-Watwan attirait les grandes plumes du pays. Le philosophe Sultan Chouzour assurait une chronique régulière, Feu l’écrivain Aboubacar Said Salim a publié de longs papiers d’analyse sur des sujets divers pour ne citer que les plus réguliers. D’autres intellectuels comme Ismail Ibouroi Djaffar Mmadi, et plus près de nous, le constitutionnaliste Mohamed Rafsandjani, animaient les pages libres.
« L’archipel », organe de presse des plus indépendants est lancé quelques années plus tard, pouvez-vous revenir sur le contexte de son lancement ?
Malgré cette place indéniable d’Al-Watwan, le journal restait quand-même la voix officielle des gouvernants. Tant que le pays vivait sous le régime du parti unique, il ne pouvait y a voir de dissonance. Dès que la possibilité de faire entendre un autre discours informationnel s’est ouverte avec la libération politique issue de la fin du régime du parti unique d’Ahmed Abdallah (le père de l’indépendance des Comores est assassiné en novembre 1989, ndlr) et du discours de la Baule (prononcé par le président français, François Mitterrand le 20 juin 1990 lors de la 16eme conférence des chefs d’Etat d’Afrique et de France tenue à Baule. Le président socialiste a demandé à ses homologues africains un processus de démocratisation, ndlr), des journalistes dissidents ont saisi cette opportunité. C’est ainsi qu’Aboubacar et moi-même avons lancé « L’Archipel » en 1990.
Malheureusement, il a fallu beaucoup d’ambitions et une bonne dose de sacrifice pour tenir un journal dans un contexte technique où le gouvernement avait encore le monopole de l’impression. Sur le plan économique, le marché de la presse était quasi inexistant. Les fondateurs de « L’Archipel » étaient contraints de travailler ailleurs pour financer la fabrication du journal, le temps de créer un public et susciter des sources de financements alternatives pour faire exister une presse libre et indépendante.
Quelle est la place de la presse écrite dans la société comorienne ?
Encore aujourd’hui, on peut dire que la presse comorienne est élitiste. D’abord parce qu’elle est d’écriture française ce qui limite son lectorat. Elle a ensuite le handicap d’une presse qui traite essentiellement l’actualité institutionnelle, loin des préoccupations vitales de la majorité des Comoriens, contrairement aux journaux d’autres pays. Elle est enfin inaccessible à cause d’abord d’un prix de vente élevé pour les revenus médiocres des citoyens. Et ensuite du fait d’un circuit de diffusion limité à la capitale et accessoirement aux grandes villes.
Quels sont les défis d’alors et ceux auxquels elle est confrontée actuellement ?
Pour ce qui est d’Al-watwan, sa survie économique est jusqu’à présent assurée puisque sa fabrication et son personnel sont financés par les fonds publics. Il est néanmoins victime de son image de journal officiel donc supposé soumis au diktat des différents régimes au pouvoir. Quant à la presse libre, l’inexistence d’un marché de la presse est un sérieux handicap pour son développement. Et de manière générale, tant qu’il n’y aura pas une réflexion pour savoir pour qui l’on écrit, qui l’on veut informer et de quoi, la presse comorienne restera marginale et coupée de la population.
Que faire pour que la presse écrite retrouve sa place ?
Résoudre les grandes équations de tout support d’information, à savoir créer un public, par la langue utilisée, les sujets traités qui doivent correspondre aux préoccupations des gens et susciter à travers la liberté des opinions, un débat, des analyses qui attirent le public vers les journaux. L’arrivée des réseaux sociaux renforce ce décalage par un effet de miroir qui éloigne encore plus le public comorien des journaux écrits même si le phénomène est un peu plus général.
Parlez-nous de votre propre expérience, notamment de « Kashkazi « qui détonnait dans le paysage médiatique, pourquoi elle a tourné court ?
Kashkazi est une autre aventure puisqu’il est né d’une conscience politique des conséquences de la présence française à Mayotte et de la nécessité de rétablir narratif qui nous semblait véhiculer une ignorance en cachant la vérité sur cet archipel non seulement aux Comoriens eux-mêmes, à l’opinion française, mais à tous ceux dont les seuls supports disponibles portaient un regard déformé sur les Comores. Kashkazi avait fait le pari de dépassant les frontières artificielles pour une information qui ne pouvait être comprise qu’à la condition d’envisager l’archipel comme un tout, avec sa réalité certes complexe.
Un tel projet demandait un investissement physique et intellectuel qui supposait des moyens humains et financiers dont l’on ne disposait pas. Surtout dans un environnement qui est resté hostile aussi bien à Mayotte où nous avons subi des pressions de toute sorte que le reste de l’archipel, où l’intérêt des lecteurs ne pouvait compenser les difficultés matérielles et techniques.
Quel regard portez-vous sur les journaux existants ? Les améliorations possibles ?
La presse comme tout le reste est le produit d’un engagement et d’une conscience des responsabilités et des sacrifices à endurer pour le droit à l’information. Cette responsabilité n’est pas le seul fait des journalistes mais d’un contexte politique général qui malheureusement s’est délité et n’offre pas les énergies nécessaires à une élévation culturelle et intellectuelle indispensables à un développement des médias. Reconnaissons que le temps est à la médiocrité et au désengagement citoyen.
Quelle est l’urgence en ce moment ?
Je ne pense pas qu’il y a une recette miracle. Ce n’est surtout pas une question uniquement de moyens ou de manque d’expertise technique. Nous traversons un contexte historique global de déclin qui prendra le temps qu’il faudra pour retrouver ses propres ressources pour se dégager de l’impasse. A moins d’un sursaut créant les conditions d’un transformation structurelle favorable au progrès.