Le guerrier n’en est un que sur le champ de bataille : une fois franchi le seuil de la maison, il troque son djuba contre un marcel usé pour que ses enfants s’y accrochent.
Il s’arme d’une caméra pour graver sur la pellicule nos exploits, nos danses, nos grimaces, nos rires, nos chamailleries, nos balades au bord du fleuve Tanganyika, les hippopotames et nos yeux émerveillés devant le spectacle, nos caprices, nos protestations sous la douche, nos petits corps en culotte devant un plat de pilawu, nos larmes et nos petits bobos.
Il se lève la nuit pour regarder sa femme dormir, peste et tempête quand on l’appelle à l’heure où, dans leur mosquée, ils prient ensemble et lisent le coran.
Elle a tout vécu avec moi, dit-il. De Dieppe à Montpellier, de Montpellier à Moroni, de Moroni à Bujumbura. Elle a tout porté de moi, le meilleur comme le pire. Alors laissez-moi mon moment avec elle. C’est notre moment.
L’homme d’Etat*
L’orateur n’en est un que sur le champ de bataille, celui-là même qui l’a vu entamer son dernier voyage. Mais une fois franchi le seuil de la maison, voilà que sa voix chaude et caverneuse se met à psalmodier le coran, la wassila, la wadhifa à l’aube, et que l’après-midi elle fredonne du Dalida, du Frédéric François, du Pavarotti, du Faïrouz, du Oum Koulthoum.
Voilà qu’au crépuscule il cherche à télécharger «La puissance» et «Sapés comme jamais», parce que ses petits-enfants aiment ces chansons-là, et qu’il s’enjaille allègrement avec eux de ses pas maladroits, parce que quand un enfant aime une chose, on l’aime avec lui.
L’homme d’Etat n’en est un que devant les dignitaires et les institutions. Devant nous, il redevenait enfant, et ses yeux pétillaient quand il nous racontait les péripéties de Saidna Abdulqadir, de Ouways, de Cheikh Swadir, de tel ou tel héros mystique.
Tel était mon père, à nous parler des mystères de l’univers, à se demander si le paradis n’était pas une planète dans une bulle lointaine, puisque nous ne connaissons qu’une infime part de notre monde; à s’arrêter devant une pâtisserie parce qu’il y a vu un opéra qui lui fait envie; à tenter de m’amadouer, quand je lui réplique qu’il est diabétique, qu’il ne peut pas en manger; à me promettre la plus grosse part pour que j’accepte.
Et nous voilà gloussant comme des enfants de notre tricherie, les joues badigeonnées de chocolat. Voilà qui j’étais auprès de toi : ni une fille ni un garçon. Seulement ton enfant.
La condition féminine est une chose qui jamais ne m’a effleuré l’esprit auprès de toi, qui élevais tes filles comme tu élevais tes garçons ; peut-être même un peu trop, puisqu’il nous arrivait de t’échapper ; tu en rugissais d’ailleurs, en bon lion gardien du temple, mais je sais qu’en ton for intérieur, et dans le cœur de ta vieillesse, tu en riais, fier d’avoir si bien réussi à élever des êtres libres.
«Un contrat avec Dieu»
Ainsi donc, toi aussi, papa, tu es un mortel…Tu nous y as préparés, pourtant. Pendant dix ans je t’ai entendu me dire au revoir, m’habituer aux départs et aux retrouvailles, nous répéter que tu sentais ton heure venir, qu’elle viendrait quand tu serais en pleine action, puis t’emporterait dans ton sommeil.
J’ai passé un contrat avec Dieu, et j’ai espoir qu’Il voudra bien m’accorder ce que j’ai demandé : une mort sans douleur, une mort dans la force de l’âge, qui m’emporte avant que je devienne sénile et que je dépende de vous, car je serai un vieillard bien plus lourd à porter que vous ne le croyez. Aussi, mes enfants, ne me retenez pas, laissez-moi partir.
Dieu, qui décidément t’aimait, t’a exaucé. Seulement, tu as vécu comme si la mort était ton contraire, intégrant ainsi les mots du prophète : «vivez pour ce monde comme si vous deviez y rester éternellement, et pour l’éternité comme si votre mort était imminente».
Alors tu vivais, avec tant de ferveur, tant de fougue, tant de passion, que j’ai fini par me laisser duper, par oublier tes mises en garde.
Une telle âme ne peut s’effriter dans l’espace. Il faut qu’elle soit née ailleurs. Il faut qu’une matrice t’ait porté avec nous, et qu’elle ait accouché de toi au son de nos pleurs, il faut que nos larmes soient ses eaux.
Il faut que tu sois en train de respirer en un monde qui nous est inaccessible, mais bien plus beau que le nôtre. Après tout, l’enfant ne meurt-il pas au ventre de sa mère pour naître à un monde qu’il n’aurait jamais cru possible ?
Enfants, nous le sommes redevenus dès que tu es parti. Nous voilà, amarrés les uns aux autres, vacillant parce que le treillis est tombé. Demain, hors de notre torpeur, nous découvrirons que tu as laissé derrière toi des arbres solides, que tu n’es parti qu’après t’être assuré que leurs pieds étaient bien ancrés au sol du monde.
Nous voilà sève et branches, racines et feuillage, nous demandant, les pieds dans la terre mère : mais où donc est passée la graine ? Ne peut-elle donc rester, elle aussi, nichée dans nos troncs, oreille attentive et voix bienveillante ?
Au revoir, et non pas adieu
Comme il me coûte de parler de toi au passé. Comme la terre est insolente de tourner sans toi. Comme c’est étrange, ce réflexe que j’ai parfois de t’appeler pour m’extasier avec toi du monde qu’il y avait à ton enterrement, toi qui aimais tant les effets de foule.
Comme le monde semble bien fade sans tes tons fauves. Il faudra pourtant que nous la portions haut, ta crinière. Il faudra du courage et de la force pour combler ce vide et créer autre chose.
Il faudra s’appuyer sur cette part de nous qui tient de ta force de vivre. Il me faudra être ce que je suis, comme tu me l’as toujours dit : «Il te suffira d’être de ce que tu es, en ce monde, et d’aimer de toutes tes forces tous ceux qui habitent ton cœur». Il nous faudra vivre comme si nous devions éternellement être là.
Au revoir, et non pas adieu, mon papa, mon ami, mon lion, mon flamboyant. Nous nous reverrons. De l’autre côté du gouffre de ma peine, je te dis tout mon amour, et je reçois en héritage la force incroyable qui t’a fait tenir debout jusqu’à la dernière seconde.
* Les intertitres sont tirés du texte
Touhfate Mouhtare-Mahamoud