De 1975 à 1978, il engagea une série de réformes guidées par un triptyque structurant :
1. La consolidation de l’Etat (Ufwakuzi wa madraka ya mkolo)
2. La démocratisation du pays (Ufwakuzi wa usawa wa siyasa)
3. La révolution économique (Ufwakuzi wa usawa wa mayesha)
Ce projet de transformation visait à reconstruire un Etat moderne, équitable et décolonisé, tout en mobilisant les forces vives de la Nation. Retour sur cette brève mais intense séquence révolutionnaire.
1. La consolidation de l’Etat (Ufwakuzi wa madraka ya mkolo)
Dès la prise de pouvoir, le nouveau régime annonça sa volonté de sortir l’Etat comorien de l’héritage colonial pour poser les bases d’un ordre institutionnel nouveau, souverain, juste et tourné vers le développement. Une Loi fondamentale fut adoptée, servant à la fois de Constitution et de charte de gouvernance. Le pouvoir exécutif prit d’abord la forme d’un Conseil exécutif national, présidé par Saïd Mohamed Djaffar (août 1975 – janvier 1976), qui mena les premières négociations internationales. Les Comores furent alors admises à l’Onu, confirmant leur indépendance et leur unité nationale, y compris à travers la réclamation du retour de Mayotte dans le giron comorien.
En janvier 1976, Ali Soilihi Mtsashiwa accéda à la présidence. Il initia une rupture radicale avec l’administration coloniale.
En avril, toutes les institutions héritées de la période française furent dissoutes, à l’exception de quatre structures : Radio Komor, le trésor public, l’Armée nationale populaire et le Comité national populaire (Cnp). Le pays fut placé sous une transition de deux mois, confiée à l’armée et au Cnp, dans une gouvernance de crise mais structurée.
En juin 1976, une immense manifestation populaire exigea le retour d’Ali Soilihi Mtsashiwa à la tête du pays. Il fut ensuite élu président de la République, légitimant le tournant révolutionnaire.
Ali Soilihi engagea, alors, une refondation de l’appareil d’Etat. Le 12 avril 1977, une loi d’organisation de la République réduisit, drastiquement, le nombre de ministères :
Deux comités centraux furent créés. Le comité des Affaires intérieures (éducation, santé, sociétés d’État, etc.). Le comité des Affaires extérieures (diplomatie et coopération). Chacun était dirigé par un ministre d’État coordonnateur, Abdillah Mohamed et Mouzaoir Abdallah
Les finances et la défense restaient sous l’autorité directe de la présidence.
Un secrétariat d’État à la Planification pilotait les finances et les méthodes de gouvernance et était dirigé par Tadjiddine Ben Saïd Massoude.
Enfin, une politique audacieuse de décentralisation transforma le pays en gouvernorats (wilaya), régions (bavu) et groupements communaux (mudiria), favorisant une gouvernance de proximité. Mais cette politique volontariste dut se réinventer face au retrait brutal de la coopération française en novembre 1975. Ce désengagement – à la fois financier, technique et diplomatique – força le régime à assumer seul les coûts de l’indépendance. Cette contrainte alimenta une détermination accrue à bâtir un Etat pleinement souverain, affranchi des tutelles postcoloniales.
2. La démocratisation du pays (Usawa wa siyasa)
Le régime révolutionnaire considérait que la démocratie ne pouvait se limiter à des élections, mais devait passer par la libération des forces sociales historiquement exclues du pouvoir : jeunes, femmes, travailleurs, intellectuels, paysans.
Une mobilisation générale fut lancée autour du triptyque : lutte contre la pauvreté, (umasikini), lutte contre l’ignorance, (Udjinga), lutte contre la maladie et les discriminations (Uwade, dharau na boneo)
Les structures conservatrices, maraboutisme politique, rites d’envoûtement, hiérarchies coutumières oppressives, furent fermement remises en question. Des réformes des célébrations traditionnelles visèrent à les épurer de leurs excès inégalitaires et à les reconnecter au service de la communauté. Sur le terrain, ces transformations prirent la forme d’une véritable révolution éducative. Plusieurs centaines d’écoles de base (paya la shio) furent créées dans les villages pour garantir l’accès à l’enseignement fondamental. Plus de cinquante collèges ruraux virent le jour, facilitant la scolarisation dans les zones éloignées.
L’enseignement technique et professionnel fut introduit pour former une jeunesse capable de bâtir un développement autonome. Des campagnes d’alphabétisation massive ciblèrent les adultes, particulièrement les femmes. La formation des enseignants fut renforcée, avec un accent mis sur le contenu culturel local et les langues nationales.
En matière de santé, la stratégie fut tout aussi audacieuse. Déclara la guerre au désert sanitaire par la décentralisation des hôpitaux et centres de santé, équipement en matériel médical,
Formation de professionnels de santé,
Promotion de la médecine préventive.
Ces réformes permirent une amélioration tangible de la santé publique, malgré des moyens limités.
3. La révolution économique (Ufwakuzi wa usawa wa mayesha)
Après les institutions et les droits sociaux, le régime s’attaqua à la clé de voûte de toute souveraineté : l’économie.
Dès 1976, des sociétés mixtes furent créées pour encadrer les circuits de production et de distribution. Ces structures, alliant capital public et initiative privée, touchaient aux domaines de l’import-export, de l’artisanat, de la pêche, de l’agroalimentaire et du commerce vivrier.
La réforme agraire fut une mesure emblématique.
Les grandes propriétés non cultivées furent redistribuées, l’agriculture vivrière encouragée, et les coopératives villageoises soutenues (mazamba ya mudiria, mazamba ya midji). Objectif : l’autosuffisance alimentaire et la réduction de la dépendance aux importations.
Un artisanat utilitaire fut valorisé pour répondre aux besoins de base : transformation des produits agricoles, couture, fabrication d’outils, poterie, etc. Il s’agissait de stimuler une économie populaire, enracinée dans les réalités rurales.
Des centres commerciaux publics furent construits dans chaque mudiria (Shindo sha mudiria) et jusqu’aux villages (Duka la muji), pour garantir l’accès aux biens essentiels à prix contrôlés, et contrecarrer les monopoles spéculatifs.
L’emploi fut au cœur des politiques publiques avec le lancement de chantiers communautaires, le recrutement massif dans les secteurs prioritaires, l’encouragement à l’auto-emploi. Tous ces efforts furent structurés autour d’un Plan quinquennal de développement économique et social ( Pula mwendeleo), véritable boussole de la révolution.
Mais deux événements majeurs vinrent fragiliser cette dynamique :
1. Le massacre des Comoriens de Majunga, en 1976, coûta la vie à plusieurs centaines de compatriotes. Les survivants furent rapatriés par avions et bateaux, nourris, logés, insérés. Un effort humain et logistique titanesque entièrement pris en charge par l’Etat.
2. L’éruption volcanique de Singani, sur l’île de Ngazidja, entraîna l’évacuation urgente de trois villages. Là encore, l’Etat mobilisa des ressources colossales pour sauver les populations, reconstruire les habitats et relancer les activités.
Ces catastrophes, cumulées au désengagement français, épuisèrent les capacités de la jeune économie révolutionnaire. A cela s’ajoutaient des résistances internes, le manque d’appropriation locale, et les difficultés de coordination entre les structures de base livrées à des dérives.
Chute et héritage
Le régime révolutionnaire avait amorcé une mutation historique : refonte de l’État, émancipation sociale, mise en mouvement de l’économie populaire. Mais il fut violemment interrompu le 13 mai 1978, par un coup d’Etat sanglant mené par des mercenaires français. Le président Ali Soilihi fut assassiné, ainsi que plusieurs de ses compagnons de lutte.
La contre-révolution déclencha une politique de la table rase : les institutions furent démantelées, les acquis sociaux détruits, les espoirs suspendus. Le pays replongea dans une instabilité politique et une dépendance accrue.
Pourtant, malgré sa brièveté, cette expérience révolutionnaire demeure l’un des moments les plus audacieux et structurants de l’histoire politique des Comores. Elle a semé les graines d’une pensée souverainiste, d’une volonté de transformation sociale, et d’un imaginaire politique encore vivant dans les consciences.
*Ingénieur en études de développement local, ancien ministre, écrivain et poète
Une opinion de Dini Nassur*