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Mes souvenirs à « Al-watwan » : L’enquête, marque de fabrique du journal

Mes souvenirs à « Al-watwan » : L’enquête, marque de fabrique du journal

Société | -

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Lorsque je repense à mon passage à Al-watwan, de Vocalpad au Pavillon maritime de complaisance, en passant par la corruption dans les marchés publics, notamment dans les infrastructures routières et le secteur des télécommunications, je réalise que nous avons levé de nombreuses barrières. Parmi les dossiers emblématiques, il y avait le Programme de citoyenneté économique et les contrats de partage de production dans le secteur pétrolier. Nous n’avons pas non plus hésité à nous pencher sur les finances publiques, que ce soit le budget de l’État ou la dette publique. Nos articles ont parfois provoqué des remous, jusqu’à conduire au retrait du journal des kiosques par le gouvernement.

Carte blanche

Je me souviens particulièrement du numéro 14 d’avril 2012 d’Al-watwan Magazine, qui titrait sur la «gabegie» dans les finances publiques. Ce numéro est passé à la postérité pour avoir dénoncé les malversations et autres dérives des finances publiques comoriennes, et l’un de mes interlocuteurs m’avait même lancé : «c’est de bonne guerre», en parlant du retrait du journal tout en remerciant à demi-mot que tout ce que nous avions écrit était vrai.


À cette époque, nous avions à cœur de pousser les décideurs politiques et économiques à rendre des comptes. Dans certains milieux du pouvoir, on nous surnommait les «toutous» d’Ahmed Ali Amir, notre rédacteur en chef. Ce surnom venait de nos articles qui bousculaient le statu quo, dénonçant des pratiques telles que les marchés publics passés de gré à gré, la surfacturation, et la collusion dans le microcosme politique comorien. Nous avions une certaine liberté, une carte blanche pour enquêter sur tous les sujets, ce que nous faisions avec passion, loin de l’autocensure qui ronge souvent les rédactions. Certes, nous n’étions pas les pionniers du journalisme d’enquête au sein d’Al-watwan ou du paysage médiatique local, mais nous avons eu la chance de faire partie des projets éditoriaux qui valorisaient l’investigation journalistique, notamment le mensuel Al-watwan Mag et, plus tard, le supplément économique Watwan’Eco.

Les pressions et menaces

Mon passage à Al-watwan a également été marqué par des souvenirs d’articles d’enquête qui m’ont parfois valu des menaces, des tentatives de corruption, et des fâcheries avec des «amis» ou «proches». En février 2013, par exemple, le journal avait publié une série d’articles sur un redressement fiscal visant la société Leignon Synergie Comores, filiale du groupe belge Semlex. J’ai reçu un appel téléphonique d’un puissant juge, me demandant avec arrogance si je savais qui il était. Des menaces à peine voilées, car dans l’une de mes enquêtes, j’avais révélé que le président de la Cour d’appel, chargé de juger l’affaire, avait reçu des émoluments en tant que conseiller du groupe belge aux Comores.


Un autre souvenir marquant concerne des révélations sur le projet Gazelle de l’opérateur Comores Télécom pour surfacturer les communications internet. En avril 2015, le directeur général du journal Al-watwan est venu furieux à la conférence de rédaction avec l’édition du jour en main, m’accusant de «complicité de vol» de documents confidentiels d’une société publique. Il menace même de me licencier, mais le comité de rédaction s’y opposa fermement. À cette époque, Comores Télécom était un annonceur important du journal, et ce coup de pression venait probablement de là. Les relations étaient souvent tendues entre journalistes et commerciaux du journal, ces derniers nous reprochant parfois de scier la branche sur laquelle nous étions assis, à cause de nos enquêtes qui n’épargnaient même pas nos annonceurs.


Je me souviens aussi d’un fonctionnaire de la présidence de la République qui, début 2012, est venu jusqu’à Al-watwan pour me proposer une enveloppe, sous prétexte de m’aider à «mettre de l’essence dans ma voiture» en reconnaissance du travail acharné que je faisais sur l’accord El-Sharif Group. J’ai poliment décliné son offre. Cet accord de partenariat, d’un montant de plus de 75 milliards de francs, visait la conception, la réhabilitation, l’exploitation, et la gestion du secteur de l’énergie électrique aux Comores.

Une seconde famille

J’avais consacré une dizaine d’articles à ce sujet, et en discutant de cet incident avec mon rédacteur en chef, j’ai compris les luttes internes au sein du gouvernement autour de cet accord. Nous avions imposé un rythme où l’enquête était devenue la marque de fabrique du journal, loin des couvertures d’ateliers sur le «renforcement des capacités» qui constituaient le quotidien des autres médias.


Bref, je garde de bons souvenirs de mes neuf années passées à Al-watwan. Ce journal était pour moi une seconde famille. Je me souviens des nombreuses nuits passées à boucler le journal, finissant tard et dormant souvent sur place. Al-watwan m’a offert l’opportunité de pratiquer un journalisme reconnu tant au niveau national qu’international. J’ai eu l’honneur d’être primé «Plume d’or» par ce même journal pour mes contributions aux dossiers économiques, d’être nommé «Homme du mois» par la Fédération comorienne des consommateurs (Fcc), et de faire partie de la promotion 2016 du programme «La Richesse des Nations» sur les flux financiers illicites en Afrique, organisée par la fondation Thomson Reuters.


Bien sûr, tout n’était pas toujours satisfaisant à cent pour cent. Il y a eu des moments de doute et d’examen de conscience. Par exemple, lors des présidentielles de 2016, alors que j’étais secrétaire de rédaction, j’ai été témoin de l’effondrement des «digues entre journalisme et communication», comme je l’avais écrit à l’époque dans un post coup de gueule sur ma page Facebook.


J’ai quitté Al-watwan en 2017, neuf ans après y être entré suite à un concours. Ces années de service, que je considère comme de bons et loyaux pour la liberté de la presse et pour la transparence dans les affaires publiques aux Comores, m’ont permis de comprendre pourquoi l’élite politique comorienne se repasse la mauvaise gouvernance du pays comme un bijou de famille. Pour cela, je ne peux qu’être reconnaissant envers nos mentors, qui nous ont fait découvrir et aimer ce noble métier.

 Kamardine Soule Ancien journaliste d’Al-watwan

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