Avant la colonisation en 1912, les îles Comores, après les razzias malgaches, vivront de terribles épisodes qui vont emporter des sultans, ouvrant ainsi la voie au système de protectorat en février 1886. Six grands faits majeurs vont caractériser cette période de grandes incertitudes où la France, puissance dominante dans la zone, aura la totale main mise après la deuxième grande Conférence de Berlin de 1885.
La période précoloniale a été marquée par la guerre des sultans que de nombreux chercheurs qualifieront de «batailleurs» pour décrire ces rapports conflictuels de leadership, à l’origine des actes de déchéance et de scènes de mise à mort pour certains, de résidence surveillée et de déportation, pour d’autres. La France, déjà à Mayotte après la vente illégale de l’île en avril 1841 par l’usurpateur sakalava Andrianantsouli à Pierre Passot, commandant à l’époque et administrateur de l’île, avait déjà les mains libres après l’accord tacite du chancelier Bismarck au lendemain des fameuses conférences de Berlin de 1884 et 1885.
«Des visées de domination et de contrôle»
«La France obtenait, sans beaucoup de difficultés la reconnaissance de l’unité nationale des Comores par les grandes puissances. Le chancelier allemand Bismarck estimait que la France étant présente à Mayotte l’ensemble des îles comoriennes se trouvait de facto dans l’orbite française», nous apprend l’historien Damir Ben Ali dans son carnet intitulé «Evolution du statut politique et administratif de l’archipel des Comores de 1814 à 1872»1.

Des sultans feront appels à l’aide de la France, soit pour conforter leurs trônes, soit pour s’en prendre à des adversaires pouvant potentiellement leur mener la vie dure et précipiter leur chute. Une occasion en or pour la puissance présente dans cette région stratégique qui obtiendra son statut de «sentinelle» de la zone dans le sillage du plan de partage de l’Afrique. Et les expéditions militaires françaises seront rendues à la fois nécessaires et obligatoires. La France a déjà des visées de domination et de contrôle dans cette partie du monde réputé potentiellement riche en ressources pétrolières avec la possibilité pour elle de conforter son rang de grande puissance après l’Allemagne et l’Angleterre.
«De 1830 à 1840, l’Histoire féodale comorienne s’emballe et va atteindre ses limites. Les Sultans font appel à l’intervention étrangère, notamment française»2, écrit Oumar Aboubakari, dans son livre «Histoire des îles Comores», paru aux éditions Djahazi. «En réalité, la marine française avait besoin d’un port important dans l’entrée du canal de Mozambique, et le Traité de 1841, présenté comme un banal traité commercial, constituait une véritable vente forcée», a-t-il ajouté.
«Aux XVIe et XVIIe siècles, des navigateurs européens, en route vers les Indes, font escale aux Comores. À partir du milieu du XVIIIe siècle, les quatre îles sont victimes de razzias organisées par des pirates malgaches. Ces incursions affaiblissent les îles et poussent les sultans à rechercher la protection des grandes puissances», ajoute Marie-Françoise ROMBI.3
«Vers 1875, une recrudescence des tensions dans l’archipel des Comores se traduisit par une guerre à la Grande Comores où le jeune sultan Saïd Ali parvint non sans peine à remonter sur le trône de son grand-père, après avoir tué son adversaire Moussafoumou. Les Mohéliens enduraient pendant ce temps la tyrannie d’un roitelet sanguinaire qu’ils mirent à mort en 1885, tandis qu’Anjouan elle-même voyait reparaître le spectre de la guerre civile», devait aussi souligner Jean Martin dans «Comores : quatre île entre pirates et planteurs, Tome 2 »4.
L’Allemagne abandonne le projet de coalition
Pour Damir Ben Ali, l’Allemagne a donné libre cours à la France d’agir et d’imposer son autorité sur l’ensemble des quatre îles de l’archipel. Ainsi, face aux incessants conflits des sultans, la complexité de leurs statuts et l’insularité, la France optera pour l’unité politique de l’archipel en créant un statut unifié dans l’archipel mettant fin aux chefferies et au régime des Fé. Et, progressivement, les sultans dominants cèderont leurs pouvoirs aux administrateurs français déployés dans l’ensemble des îles.

L’Allemagne finira par abandonner le projet de coalition «des sultans de la Grande Comore, Mfoma Madjuwani de Washili, Fumwa Mhanda de l’Itsandra, Abdallah ben Said Hamza de Bambao et Hashim Mwinyi Mkuu du Mbadjini contre l’allié de la France, le sultan Said Ali ben Saïd Omar el Maceli», rappelle Damir Ben Ali qui ajoute que l’Angleterre, elle aussi, décidera de laisser l’archipel à la France. «En 1886, Gerville Reache, commandant de Mayotte signait le 6 janvier avec Said Ali à Moroni, le 12 avril avec Abdallah III à Mutsamudu et le 26 avril avec Saïd Mardjani à Fomboni des conventions qui plaçaient les trois autres îles sous le régime du protectorat français», souligne l’historien.
Avec le temps, un plan de dépossession des terres sera engagé dans les îles. Objectif : exploiter le potentiel des ressources forestières et imposer une autorité codifiée. «Le 15 février 1900, l’Administration du protectorat de Ndzuani a cédé au Français Jules Moquet, les 12 000 ha de la presqu’île de Nyumakele» alors que le sultan Salim cède 5.000 hectares à Mpomoni en avril 1847 concédant au Britannique William Sunley», scellant ainsi de facto «la dépossession des paysans de leurs terres et la création de grands domaines coloniaux dans l’île».
Les autorités, assisteront impuissantes, face à des mêmes scènes de dépossession à la Grande-Comore, notamment dans la zone de Hambu.Cette spoliation des terres sera mal vécue dans les îles pour de raisons traditionnelles et morales. «La propriété foncière traditionnelle était communautaire. Elle était le support matériel et la garante de l’existence sociale des groupes familiaux, sociaux et politiques. Rompre le lien d’un Comorien avec la terre de la famille maternelle équivalait à une déportation; la victime devenait psychologiquement un apatride dans son propre pays», explique Damir Ben Ali.
Malgré tout, cela sera la règle. En 1886, les administrateurs offriront à Léon Humblot presque la moitié des terres comoriennes contre la volonté de certains dignitaires du pays. La Société coloniale de Bambao (SCB) sera créée et implantée dans les îles. En gros, six grands faits résument la période précoloniale : les batailles des sultans avec la mort de certains, les expéditions militaires françaises, la dépossession des terres, l’unification d’un ordre politique, la naissance de la société Bambao et la création de l’impôt de capitation ou «lateti». Si la présence française a mis fin aux conflits des sultans par la mise en place d’un système politique unifié, la population assistera toutefois à de nombreuses scènes d’exploitation et de souffrance, à la fois frustrantes et humiliantes, très documentées, qui sonneront l’abolition officielle du régime de protectorats dans les trois îles en 1908 avant d’ouvrir la voie à la colonisation des quatre îles de l’archipel des Comores à partir de 1912.