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Sultan Chouzour : «Ali Soilihi fondait toujours ses actions sur des analyses théoriques approfondies»

Sultan Chouzour : «Ali Soilihi fondait toujours ses actions sur des analyses théoriques approfondies»

Société | -   A.S. Kemba

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L’ambassadeur des Comores à Genève en Suisse, revient sur la vision portée par Ali Soilihi, cinquante ans après le coup d’Etat qui a hissé ce dernier au pouvoir, le 3 août 1975. Il décrit un théoricien et un visionnaire qui aurait voulu «incarner le salut d’une population déshéritée et qui devrait être le maître de son propre destin». L’ancien ministre défend le «gabarit intellectuel et le nationalisme» d’Ali Soilihi ainsi que la densité de son projet de transformation de la société comorienne. Il reconnait, cependant, un problème de méthodes qui a fini par noyer son idéalisme politique dans une société réfractaire à toute forme de bousculement des normes et des idéologies. Interview

 

Comment expliquez-vous le choix du Front national uni de prendre le pouvoir juste quelques semaines après l’indépendance?


Avant de répondre à cette question, simple d’apparence, une précision. Le coup d’Etat, à l’initiative du Front national uni et conduit par Ali Soilihi en personne, a été mené par des civils et quelques soldats de l’armée française démobilisés, armés de pistolets et de simples fusils de chasse. Il n’y a eu ni morts, ni blessés, ni aucune arrestation. Ceci étant précisé, voici les trois réponses généralement avancées pour justifier le coup d’Etat 3 août 1975 :


1. Il a été mené pour sauver l’unité nationale. En effet, avant l’indépendance, le Front national uni (Fnu) avait des contacts réguliers avec les leaders du Mouvement populaire mahorais (Mpm) qui avaient toujours affirmé que leur position séparatiste était en grande partie liée à leur méfiance à l’endroit du président du Conseil du gouvernement, Ahmed Abdallah, dont ils dénonçaient l’autoritarisme exacerbé. Le soir du 3 août, le Fnu, réuni en conclave au Palais de Shashanyongo, à Moroni, la résidence du prince Saïd Mohamed Djaffar El Macélie, était en contact téléphonique avec Marcel Henry à qui il a été rappelé sa promesse d’un retour de son Mouvement dans le champ politique national dès qu’Ahmed Abdallah serait écarté du pouvoir. Et ce soir-là, un compromis semble avoir été trouvé, puisque le Mpm avait désigné deux de ses membres pour faire partie du gouvernement issu du coup d’Etat.


2. L’autre explication a été apportée par Ali Soilihi qui avait déclaré, dans plusieurs de ses discours, «qu’à une indépendance arrachée de manière révolutionnaire ne pouvait survivre que portée par un régime révolutionnaire».
3.Dernière explication souvent évoquée et reprise par les leaders révolutionnaires de l’époque, surtout en Afrique, la France a utilisé ses amis et inféodés pour se venger de ce qu’elle avait ressenti comme un affront inacceptable qu’il lui fallait réparer sans délai. C’est cette version qui circulait dans les médias et dans les capitales africaines, au grand dam du pouvoir issu du coup d’Etat. Tant et si bien que fin août 1975, j’avais été dépêché en France pour, en partie, informer les chancelleries africaines et les médias francophones de la réalité de la situation.

Quelle a été la vision politique d’Ali Soilihi et comment comptait-il la concrétiser?


Ali Soilihi appartenait à cette génération de cadres comoriens formés à Madagascar et qui avaient subi un certain choc culturel au contact de la bourgeoisie malgache de la capitale, Antananarivo, qui vivait à l’occidental, à l’opposé de la société comorienne conservatrice et très repliée sur ses valeurs séculaires. C’est de ce contact qu’est née la première «révolte contre les pères» portée alors par l’Association de la jeunesse comorienne, l’Ajc. C’était au début des années 1960. Ali Soilihi était affiliée à ce mouvement contestataire, tout en lui reprochant son «approche citadine», voire mondaine, des problèmes du pays. Ali Soilihi était surtout préoccupé, déjà, par les questions agraires et la grande précarité des masses comoriennes, surtout les paysans.


Depuis, il avait passé sa vie durant à étudier et à réfléchir sur la manière de sortir les «masses laborieuses» comoriennes de la grande pauvreté et le pays, de son sous-développement économique et social. C’est dans ses lectures des écrivains engagés, des leaders politiques dans l’opposition ou parvenus au pouvoir et des théoriciens de la révolution qu’il recherchait les solutions à ses préoccupations. Il avait, également, approfondi sa formation politique par l’étude des pays qui avaient mis en œuvre des politiques plus ou moins ambitieuses de réformes sociales et économiques comme l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques, (Urss) de N. Khrouchtchev, la Chine de Mao, le Cuba de Fidel Castro, la Tunisie de Bourguiba, la Tanzanie de Nyerere, la Turquie de Kemal Atatürk, etc.


Il s’était aussi efforcé d’étudier en profondeur l’organisation sociale comorienne mais aussi son islam, religion exclusive dominante. Tout cela parce qu’il avait l’intime conviction que son destin était d’accomplir la «grande révolution dont son pays avait grand besoin». Pour atteindre cet objectif, il savait qu’il ne pouvait pas compter sur la classe politique comorienne, pas même sur les partis de sa coalition…
Brillant intellectuel autant qu’habile praticien et tacticien, Ali Soilihi fondait toujours ses actions sur des analyses théoriques approfondies qui sous-tendaient et structuraient ses actions sur le terrain qu’il connaissait et maîtrisait parfaitement. Il était ainsi arrivé à la conclusion que la jeunesse et la femme étaient les laissés pour compte de la société comorienne et qu’il devait, donc, s’appuyer sur ces deux catégories sociales pour réaliser ses objectifs.

C’était un pari très osé, mais conforme au schéma des théoriciens de «l’Histoire Universelle», selon lesquels les sociétés humaines évoluent et changent au rythme du combat historique des classes exploitées contre les classes exploiteuses et dominatrices. La société comorienne, dans sa grande majorité, ne partageait pas cette vision qui mettait en cause ses fondements et ses pratiques millénaires. Les partis politiques mis hors-jeu et la population bousculée dans ses convictions sociales et religieuses les plus profondes nourrissaient une haine tenace contre Ali Soilihi.

On essaya même d’attenter à sa vie, au moins une fois, de façon avérée. Toutes ces forces hostiles au pouvoir avaient la sympathie de la France qui reprochait au nationaliste Ali Soilihi son refus de tout lien avec elle tant que Mayotte n’aurait pas rejoint son giron naturel et institutionnel. La suite de l’histoire on la connaît...
A mon avis, les objectifs poursuivis étaient justes et fondés et la population appréciait les mesures radicales prises pour alléger le coût de la vie, combattre la corruption, les injustices et les discriminations de toutes natures. De manière générale, c’était plutôt les méthodes utilisées pour atteindre ces objectifs qui étaient décriées. D’un point de vue rationnel aussi, ces méthodes n’étaient pas toujours non plus les plus appropriées. Et surtout, la précipitation et le volontarisme «révolutionnaires» à tout-va avaient compromis le succès des réformes les plus novatrices.

Certains disent que le coup d’Etat d’Ali Soilih a posé les germes de l’instabilité dont le pays connaîtra les années suivantes. Est-ce votre avis?


A mon avis, c’est encore et toujours l’occupation de l’île comorienne de Mayotte qui est la source principale et le responsable de l’instabilité politique et institutionnelle des Comores indépendantes.

Sous Ali Soilihi, doit-on parler de révolution culturelle ou de choc civilisationnel au vu de la forte contestation contre l’abolition des pratiques et normes sociales comme le anda?
Oui, on peut parler d’une révolution culturelle dans la mesure où, selon Ali Soilihi, les changements sociaux et économiques projetés étaient incompatibles avec les pratiques coutumières traditionnelles, appuyées sur une utilisation d’un islam mêlé de superstitions et de pratiques divinatoires et propitiatoires contraire à la vraie foi musulmane, mais savamment exploitées par les classes dominantes pour justifier et asseoir leur domination qui serait, selon eux, «voulue par Dieu».

Quelle a été la vision et la stratégie d’Ali Soilihi sur la question de Mayotte et comment expliquez-vous l’échec de sa démarche, notamment la Marche rose?


Pour Ali Soilihi, les Comores, composées de quatre îles, sont membres de droit de l’Onu depuis le 12 novembre 1975. Pour Ali Soilihi, cette grande organisation internationale était le cadre le plus approprié pour traiter la question de Mayotte et l’occupation de cette Île par la France. Toute sa diplomatie avait alors consisté à rassembler le maximum d’Etats en faveur de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale des Comores. A mon avis, on ne peut pas parler d’échec quand on sait que le 6 février 1976, la France n’a échappé à sa condamnation par le Conseil de sécurité de l’Onu pour son occupation illégale de Mayotte que grâce à son utilisation de son droit de véto, lors du vote de la résolution présentée par les Comores, dont les moyens diplomatiques étaient alors beaucoup plus dérisoires qu’aujourd’hui.

Lors du vote en effet, la totalité des Etats membres non permanents et deux Etats membres permanents du Conseil de Sécurité (la Chine et l’Urss) avaient voté pour la Résolution comorienne, la Grande Bretagne et les Usa, pourtant alliés traditionnels de la France, s’étaient abstenus! N’est-ce pas là la preuve du succès de la ligne suivie qui avait consisté à privilégier l’approche internationale pour sortir du «contentieux regrettable» entre les Comores et la France à propos de Mayotte? Le problème de fond n’étant pas réglé pour autant, d’autres approches sont tentées depuis lors pour trouver une voie de sortie honorable pour toutes les parties, mais toujours sur la base du respect du droit international, en vain!


Mais le monde change et le cadre d’exercice du droit international découlant de la grande victoire des démocraties occidentales hégémoniques sur le nazisme, avec l’aide décisive de l’Urss, est en train de changer, avec de nouveaux enjeux sécuritaires, économiques, commerciaux et géopolitiques qui concernent l’Océan Indien en général, et le canal de Mozambique en particulier. Faisons le pari que le bon sens, la raison, l’intérêt commun bien compris finiront par triompher, pour la paix, la sécurité et le développement de la sous-région avec dans un nouveau partenariat affranchi définitivement des séquelles de la colonisation et du néocolonialisme et garante du maintien des liens historiques profonds qui unissent désormais toutes les parties en présence.


Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant cette révolution soilihiste et quel héritage politique laisse Ali Soilihi?


Sur un plan personnel, l’avènement d’Ali Soilihi a complètement bousculé le cours de ma vie. A l’écart des partis et des coteries politiques, je ne voyais mon destin s’accomplir pleinement que dans l’enseignement et la recherche académique. Du jour au lendemain, je me suis trouvé amené à jouer un rôle décisif dans des domaines aussi divers que celui de la diplomate, de la gestion, de l’administration et de gestionnaire des systèmes, éducatif notamment, etc. Des rôles auxquelles je n’étais guère préparé. J’ai, ainsi, acquis une solide expérience professionnelle et personnelle qui m’ont permis, par la suite, d’être efficient dans les diverses missions qui m’ont été confiées par la suite.

 

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