Le président Cheikh jugeait que le moment n’était pas opportun pour accéder à l’indépendance. Avait-il raison ou tort ? Quelles étaient ses raisons ?
Mahamoud Ibrahime (Mib) : Objectivement, dans ma position d’historien, je ne peux pas dire s’il avait raison ou tort. Par contre, je peux voir qu’il n’était pas le seul de sa génération. Toute la première génération d’hommes politiques comoriens était persuadée qu’en restant fidèle à la France au moment des indépendances africaines, les Comores pouvaient bénéficier des récompenses de la part du colonisateur. Ce ne fut pas le cas et Cheikh le constate avec amertume à la fin de sa vie.
Ensuite, des promesses non tenues aux brimades, cette génération aurait pu se rendre compte que la France n’avait pas l’intention de développer l’archipel avant de lui accorder une indépendance. En 1975, après près de 150 ans de colonisation, il n’y avait qu’un seul lycée pour les quatre îles. Enfin, aussi bien Saïd Mohamed Cheikh (Smc) que Saïd Ibrahim, aucun n’a reçu les moyens financiers pour enclencher le développement de l’archipel. Malgré leurs déceptions, ils sont restés arc-boutés sur l’idée qu’il ne fallait pas prendre l’indépendance avant le développement économique.
Damir Ben Ali (Dba) : Cheikh a joué un rôle historique depuis 1946 jusqu’à 1970. Le problème de l’indépendance s’est posé après les années 1960 quand il était président. Il a été d’abord médecin, il a joué d’abord un rôle important en tant que médecin, en tant “qu’intellectuel francophone. C’est lui qui a fait que les Comores soient reconnues administrativement parlant, sachant que c’était un canton de Madagascar. Pour parler des Comores, on disait Madagascar et Dépendance. Ainsi, il a également joué un rôle primordial dans la reconnaissance administrative des Comores qui n’existaient pas sur la carte.
C’est Cheikh qui a fait des Comores un pays, politiquement parlant. Quand il a été élu député en 1945, il a était élu pour la circonscription de Madagascar et Dépendance. Il a fait en sorte que les Comores aient leur autonomie comme étant un pays colonisé, un pays qui a une individualité politique. A l’assemblée nationale, il a immédiatement demandé le détachement des Comores de Madagascar.
En 1958, après le référendum de la constitution de la 5è République (française), Cheikh n’a pas voulu demander l’indépendance car l’archipel risquait d’être rattaché à l’Etat Malgache. Ainsi S.M. Cheikh a choisi de rester français et de laisser Madagascar aller seul. Sinon, on allait être assimilés aux malgaches. Sur ce point, Smc avait raison.
On dit qu’Ahmed Abdallah est le père de l’indépendance, Djohar le père de la démocratie. Que peut-on dire de Cheikh ? Quel est son bilan selon vous ?
Mib : Nous sommes friands de ces formules qui n’ont pas de sens dans ce pays ! Mais, pour Cheikh, on peut véritablement dire qu’il est le père de l’autonomie des Comores. Cela se justifie par le fait qu’avant 1946, les Comores sont “la colonie d’une colonie”, sous la dépendance de Madagascar. Dès qu’il est élu député, il fait voter la loi qui instaure l’autonomie administrative vis-à-vis de la Grande-Île.
En 1961, il obtient l’autonomie interne et en 1968 l’autonomie interne élargie, dernière étape avant l’indépendance, selon le ministre de l’Outre-mer de cette époque.
Dba : Le président Cheikh est bien sur le père de l’autonomie interne. Celui qui a joué un grand rôle pour que les Comores deviennent un Etat. En 1946, il a demandé tout d’abord à ce que les Comores soient un pays d’Outre-mer. Et depuis, il n’a cessé de demander des changements de statut pour donner plus d’autorité aux Comoriens. Alors, dire que Cheikh n’a pas voulu de l’indépendance, c’est mentir. C’est quelqu’un qui voulait aller étape par étape, si on regarde sa demarche politique.
Quelles ont été les lignes directrices de la politique du président Cheikh ?
Mib : Cheikh a été président du Conseil de gouvernement de 1961 à sa mort en 1970, après avoir été député en France de 1945 à 1961. Certes, il inaugure l’autonomie interne, mais les Comores restent une colonie française. Le président du conseil de gouvernement ne disposait ni des forces armées, ni de finances propres suffisantes, ni de la diplomatie, ni de la Justice...
“En 1958, après le référendum de la constitution de la 5è République (française), Cheikh n’a pas voulu demander l’indépendance car l’archipel risquait d’être rattaché à l’Etat Malgache. Ainsi S.M. Cheikh a choisi de rester français et de laisser Madagascar aller seul. Sinon, on allait être assimilés aux malgaches. Sur ce point, Smc avait raison”. |
Malgré cela, il a essayé autant qu’il a pu d’orienter les décisions du pouvoir colonial. Comme je viens de le dire, c’est un fervent défenseur de l’autonomie et de la personnalité comorienne. Il croyait tellement à cette autonomie qu’il a cru qu’il pouvait proposer au Général de Gaulle un “État comorien” au sein de la République française. Dans l’ objectif d’une indépendance lointaine, il a misé sur l’éducation et la formation des cadres, mais il a obtenu peu de moyens financiers pour cela.
Dba : La ligne directrice de la politique de Cheikh est l’émancipation des Comores. C’est à dire plus d’autorité aux Comoriens dans l’administration du pays. C’est pour cela qu’il y a eu plusieurs lois, notamment celle qui l’autorise à avoir un conseil de gouvernement. Devenu chef du gouvernement, il a eu beaucoup de problèmes avec le Haut-commissaire. Ils se disputaient le pouvoir.
En 1961, président du conseil de gouvernement et en 1962, il a voulu enlever les chefs des subdivisions et nommer des fonctionnaires comoriens à la place des français. Évidemment, il y a eu beaucoup de conflits. Il a nommé le premier chef de subdivision, qu’il appelait préfet, à Mwali. Un certain Ahmed Ibrahim, de Ndzuani. Les Français qui étaient à Mwali ont incité les mohéliens à faire grève, mais il a su renverser la situation et a fini par nommer des préfets un peu partout dans les îles.
Souvent on l’entendait critiquer le comportement des Wangazidja qu’il jugeait différents des Wandzuani ou même des Malgaches. Que désapprouvait-il exactement ?
Mib : “Souvent” ? Je ne pense pas. Cette légende est apparue après la mise sur CD par Hassane Djaffar (Body), à ma demande, des quelques discours qu’il nous reste de lui, à l’oral. Dans un ou deux discours, il critique certains comportements qu’il attribue aux Wangazidja. Mais, en réalité, il ne faut pas généraliser en disant qu’il critiquait “souvent”. En réalité, à cette époque, il incarnait plus que quiconque l’esprit de l’aristocratie de Ngazidja, qui n’est pas très loin de celle de Ndzuani. C’est un grand notable, auréolé par son titre de médecin et par ses deux mandats de député au Palais Bourbon. Président du Conseil, il n’admet pas qu’on lui reproche de mal gérer l’archipel. Or, au moment où il fait ces discours, il fait face à l’opposition de la jeune génération, basée essentiellement à Ngazidja.
Dba : D’abord la grande majorité des Wangazidja ne l’appréciait pas pendant longtemps. Il n’était pas majoritaire à Ngazidja contrairement à Ndzuani et à Mayotte. Encore, selon l’histoire, Saïd Mohamed a libéré les terrains des anjouanais et mahorais qui étaient, pour certains, vendus par des sultans et, pour d’autres, pris de forces par les colons. Cheikh était envoyé depuis Madagascar par les Français pour calmer la grève qui était déclenchée dans la société Bambao. Cheikh a fait l’école régionale à Ndzuani. Il s’était ainsi familiarisé avec les anjouanais qui l’aimaient beaucoup. Saïd Mohamed Cheikh était apprécié dans ces deux îles que dans son île. Il appréciait la différence de culture et de comportement. N’oublions pas non plus que les grands adversaires politiques de Cheikh étaient des Wangazidja, notamment le prince Saïd Ibrahim.
L’image est aujourd’hui contrastée, entourée de mythes, positifs et négatifs. On peut remarquer que ni le gouvernement ni les médias ne célèbrent sa mémoire. Mais, on peut aussi s’étonner qu’après avoir dominé la vie politique aux Comores de 1945 à 1970, il n’y ait aujourd’hui aucun mouvement qui revendique une filiation à Smc. Le contraste est saisissant comparé à Ali Soilihi qui n’a été au pouvoir que pendant deux ans. |
Certains Mahorais reprochaient au président Cheikh d’avoir déplacé la capitale comorienne de Dzaudzi (à Mayotte) à Moroni. Pour eux cela reste une des causes qui ont poussé Mayotte à vouloir rester française.
Mib : Je dirais d’abord que le déplacement du chef-lieu n’a été qu’un catalyseur pour le combat des Mahorais qui n’étaient pas rassurés quant à leur avenir dans un État comorien indépendant. Mais, en fait, ce déplacement est envisagé par les administrateurs dès le début de la colonisation de l’ensemble de l’archipel en 1912.
Dzaudzi est décrite comme trop petite pour un chef-lieu. Ce déplacement de la capitale a été officiellement demandé par les élus de la Chambre des Députés, partisans de Cheikh et Saïd Ibrahim, en 1958 par une résolution acceptée par le gouvernement français. Immédiatement, les Mahorais ont ressenti les effets du déplacement des fonctionnaires sur l’économie locale. Cette décision est mise au placard. C’est le Haut-Commissaire Daruvar qui va commencer à la mettre en application en venant lui-même s’installer à Moroni dès le 31 août 1962. Il débloque les moyens pour reprendre le déménagement des administrations.
Dba : Non. C’est une politique des européens qui mènent cette campagne pour jeter la faute sur Cheikh et montrer aux mahorais qu’ils n’ont rien à voir concernant ce déplacement, or que c’est faux. Au moment de transférer les bureaux administratifs de Madagascar (car devenu indépendant) vers les Comores, il n’y avait pas assez de place à Mayotte pour abriter ces bureaux. L’administration française a loué des bâtiments à Moroni pour installer ces directions. Le Haut-commissaire a ainsi décidé de s’installer à Moroni, à Dar Saada. Ensuite, il a déplacé les fonctionnaires comoriens qui étaient à Mayotte vers Moroni. Donc, c’est la France qui a effectué ce transfert et non le président Cheikh.
52 ans après la mort du premier président du conseil de gouvernement des Comores, comment la population le juge aujourd’hui selon vous ?
Mib : Il faudrait une enquête historique ou journalistique. J’avais fait cette enquête pour les besoins de ma thèse vers 2003. J’ai pu remarquer qu’immédiatement après le deuil, l’image de l’ancien président est égratignée pendant la présidence de Saïd Ibrahim (1970-1972). Elle le sera aussi après la révolution d’Ali Soilihi. Il est perçu alors comme féodal, autocrate et népotiste.
L’arrivée au pouvoir d’Ahmed Abdallah en 1972 a eu pour effet de calmer ces attaques et faire reculer ses opposants, une certaine restauration de son image de président “nationaliste” est entamée et se poursuit après 1978, souvent pour justifier la dictature d’Ahmed Abdallah. Son image est redorée dans les médias. Son souvenir est célébré chaque année dans des prières, des discours et des chansons.
L’image est aujourd’hui contrastée, entourée de mythes, positifs et négatifs. On peut remarquer que ni le gouvernement ni les médias ne célèbrent sa mémoire. Mais, on peut aussi s’étonner qu’après avoir dominé la vie politique aux Comores de 1945 à 1970, il n’y ait aujourd’hui aucun mouvement qui revendique une filiation à Smc. Le contraste est saisissant comparé à Ali Soilihi qui n’a été au pouvoir que pendant deux ans.
Dba : Quand elle le juge par rapport à ses successeurs, ceux qui ont gouverné l’État, elle l’apprécie. Parce qu’il était dans un pays colonisé or il a lutté toujours pour la liberté de son pays et de sa population. Les Comoriens qui écoutent certains discours de Cheikh actuellement trouvent en lui un intellectuel, un homme qui n’avait peur de rien et qui comprenait très bien la société comorienne.
Pour la population, c’était un homme qui voulait bouger les lignes, dans le cadre de la politique entre les colons et les Comoriens, mais également dans le cadre des mentalités comoriennes. Cheikh était pour la population un homme qui voulait apporter de la modernité dans le pays, notamment dans l’éducation contrairement aux autres politiciens de l’époque qui ne voulaient pas ou qui avaient peur de bousculer les mentalités pour le changement.
Quelques dates importantes dans la vie de Cheikh
Avril 1904 : naissance de Saïd Mohamed Cheikh à Mitsamihuli.
1912 : dès le début de la colonisation de l’archipel, les administrateurs ont envisagé le déplacement de la capitale de Dzaudzi à Moroni.
1916 : à l’école régionale à Ndzuani, après le 2è B (Ce2).
1918 : il ira après concours à Madagascar pour ses études (équivalent à un niveau 5è).
1926 : Il est devenu médecin.
1945 : Saïd Mohamed Cheikh élu député.
1946 à 1970 : vie politique de Cheikh.
1961 : président du Conseil de gouvernement.
En 1961 : autonomie interne.
Le 31 août 1962 : le Haut-Commissaire de Daruvar va mettre en application en venant lui-même s’installer à Moroni.
En 1968 : autonomie interne élargie, dernière étape avant l’indépendance.
le 16 mars 1970 : mort du premier président du Conseil d gouvernement des Comores.